Un très bref survol de l’historique raciste des lois américaines contre le trafic sexuel

Jesse Dekel

Traduction par Adore Goldman et Mélina May

Jesse Dekel au micro à l'action du CATS le 1er 2021 à l'occasion de la journée internationale des travailleuse.eur.s

Cet article a été publié pour la première fois dans l’édition de juin 2019 du Street Sheet (un journal de rue publié à San Francisco). Je l’ai adapté d’un essai que j’ai écrit en 2018, peu après l’adoption de SESTA/FOSTA, une loi censée mettre fin au trafic sexuel, mais qui a entraîné la fermeture d’un très grand nombre de plateformes d’annonces de services sexuels, dont backpage.com et d’autres ressources en ligne omniprésentes. 

Parlez à contre-coeur à n’importe quel partisan de SESTA-FOSTA, et vous pouvez entendre à quel point leur discours moraliste présente les travailleuse.eur.s du sexe (TDS) comme des victimes précaires et sans agentivité. Ce récit ressort des discours sur le trafic sexuel, dans la mesure où ces arguments font du « travail du sexe » et du « trafic sexuel » une seule et même chose, ce qui crée par conséquent un problème perpétuel dans lequel des arguments moraux sont avancés par des réactionnaires ayant le complexe du sauveur des missionnaires chrétiens. Ce récit de la « victime de trafic sexuel sans agentivité » déconstruit davantage la notion du travail du sexe comme une forme légitime de travail, ce qui renforce à son tour ces arguments moraux. Il est difficile de comprendre pourquoi le travail du sexe et le trafic sexuel sont confondus, mais examiner l’histoire sociale et judiciaire des lois sur le trafic sexuel nous apporte plusieurs explications.

L’histoire du concept de « l’esclavage sexuel » commence durant l’Ère Progressiste1 aux États-Unis. Cela coïncide avec la troisième vague d’immigration qui est arrivée au début du XXe siècle, peu après la Guerre Civile, et après la passation du 14e amendement2. Les TDS étaient alors représentées comme des filles blanches américaines qui étaient trafiquées de force par des proxénètes masculins, qui étaient à leur tour présentés comme des hommes noirs et des immigrants juifs. Les femmes blanches étaient aussi décrites comme étant droguées ou contraintes et forcées de déménager dans les grands centres urbains pour le travail du sexe, et ainsi a émergé le récit sur leur « innocence » comme celui de la  «traite des blanches » pour décrire ce phénomène simulacre. Ce terme faisait une distinction entre « l’esclavage », pour lequel les victimes étaient des personnes noires, et la « traite des blanches », lequel amenait davantage de préoccupations vue « l’innocence » des TDS blanches, et ainsi dignes de protection.

Cette rhétorique ignore aussi complètement que les victimes du trafic sexuel à cette époque étaient plus susceptibles d’être des femmes asiatiques. Cela était probablement parce que la suprématie blanche considérait les violences sexuelles envers les femmes asiatiques comme étant moins une violation des droits humains puisqu’elles étaient prétendument moins innocentes et civilisées, mais plutôt des étrangères débauchées.

La montée du mouvement anti-travail du sexe coïncide aussi avec la mise en place de lois anti-métissage explicites et implicites, dans lesquelles les États pouvaient encore user des pratiques racistes sous la ligne Mason-Dixon3. Une de ces lois les plus connues est le Mann Act, aussi connu sous la loi sur la traite des blanches, qui criminalisait le fait de transporter « n’importe quelle fille ou femme pour des motivations immorales ou pour la prostitution entre les pays ou à travers les frontières des États » 4 Randall Kennedy écrit dans Race, Crime, and the Law que le Mann Act était utilisé pour apaiser les peurs racistes de la sexualité noire: « les défenseurs du Mann Act ont constamment déployé un imaginaire de la race pour renforcer leur support. Ils nomment “ les femmes blanches ” comme les bénéficiaires entendues de cette législation. Ils mobilisent aussi leur support en évoquant le spectre de l’achat de sexe interracial. »5

Le Mann Act a été utilisé pour condamner les personnes engagées dans des relations interraciales consensuelles, et ces femmes étaient traitées comme des criminelles, contraintes à témoigner dans les procès contre leur gré. La tristement célèbre condamnation du boxeur afro-américain Jack Johnson a mené à la proposition d’un amendement anti-métissage à la Chambre des représentants, et plusieurs autres lois du même genre furent passées. En 2018, Johnson fût pardonné posthume puisque cette condamnation était – bien évidemment – motivée par des préoccupations racistes.

Les réformistes de la traite des blanches étaient souvent des suffragettes, des groupes chrétiens et des réformistes sociaux, incluant la fondatrice du travail social, Jane Addams. La traite des blanches a alors commencé à être ce concept aux contours flous; n’importe quelle sexualité d’une femme blanche jugée « immorale » était tacitement comprise comme étant du travail du sexe ou de l’esclavage (particulièrement quand cette femme fréquentait des personnes de couleur). Les groupes chrétiens représentaient le travail du sexe comme étant « immoral », alors que plusieurs suffragettes et travailleuses sociales considéraient que c’était de l’exploitation des femmes. Jane Addams voyait cette opposition à la « traite des blanches » comme étant utile pour aller chercher du soutien pour les suffragettes et pour plus de « justice sociale ». Elle disait: « il est possible qu’une […] tentative énergique d’abolir la traite des blanches amènera plusieurs femmes dans le mouvement pour le suffrage égalitaire. »6

Le travail social a ainsi émergé et gagné en attraction, avec ce but de secourir ces TDS blanches. Pendant ce temps, le mouvement pour la pureté et l’hygiénisme social commençait a travailler avec les réformistes moraux, les féministes de la première vague et les travailleuses sociales pour développer des lois afin de réguler la traite des blanches et le travail du sexe. Jane Addams est éventuellement devenue la vice-présidente pour l’American Social Hygiene Association, et la « vigoureuse attention à l’hygiène sociale a fait passer les débats sur la prostitution en dehors du champ religieux et à l’intérieur du champ des sciences et des politiques. » 7En d’autres mots, plusieurs de ces mouvements, qui étaient associés à la ségrégation et à la morale chrétienne, ont tenté de faire changer le focus qui était de mettre fin aux comportements immoraux des TDS blanches en utilisant une approche de recherche basée sur les données probantes, avec l’intention d’abolir le travail du sexe.

Le réformiste social O. Edward Janney faisait remarquer à propos de ce changement qu’ « [i]l y a plusieurs travailleuses sociales qui devraient savoir les faits [sur l’esclavage sexuel], et [devraient] avoir présenté leurs méthodes avec lesquelles elles veulent supprimer ce fléau. »8 Pour faire court, avec le modèle médicalisant de l’ère Victorienne, les moralistes chrétiens qui condamnaient l’homosexualité et promouvaient la pureté sociale était en train de retravailler leur discours pour diagnostiquer « l’arriération mentale ». Les travailleuses sociales ont utilisé ces diagnostiques pour expliquer le travail du sexe et fournir des preuves de pourquoi les TDS devaient être ostracisées.

Il est clair, si on se fit à l’histoire du mouvement contre le travail du sexe et la  « traite des blanches », que l’argument moral a été grandement politisé autour de présuposés racistes et de la morale chrétienne. Les mêmes arguments ont été retravaillés autour de SESTA/FOSTA, sans un soupçon de changement. Et les TDS en paient le prix.

Travaux cités

Gillian M. Abel. (2014). “A Decade of Decriminalization: Sex Work ‘down under’ but Not Underground .” Sage Journals, Criminology & Criminal Justice

Nicole F. Bromfield. (2015). “Sex Slavery and Sex Trafficking of Women in the United States.” Sage Journals 

Edward Janney.  (1975) The White Slave Traffic in America. Microfilming Corporation of America.

Randall Kennedy. (1998) Race, Crime, and the Law. Vintage.

Notes

1.Traduction libre de « L’Ère Progressiste (1896-1916) était une époque d’activisme généralisé et de réformes politiques à travers les États-Unis qui s’est étendue des années 1890 [après la Guerre Civile] à la Première Guerre mondiale. Les réformistes progressistes étaient souvent des femmes issues de la classe moyenne ou des pasteurs chrétiens. Les principaux objectifs du mouvement progressiste était d’adresser les problèmes causés par l’industrialisation, l’urbanisation, l’immigration et la corruption politique. » de Wikipedia. (s.d.). Progressive Era 

2.Traduction libre de « Le 14e amendement dans la Constitution des États-Unis  a été adopté le 9 juillet 1868, comme un amendement de reconstitution. Souvent considéré comme l’amendement ayant eu le plus d’impacts, il adresse les droits à la citoyenneté et à la protection légale égale et a été proposé en réponse aux enjeux reliés aux anciens esclaves suites à la Guerre civile américaine. » de Wikipedia. (s.d.). Fourteenth Amendment to the United States Constitution

3. « Depuis la fin de la guerre d’indépendance des États-Unis, la ligne Mason-Dixon était la ligne de démarcation entre les États abolitionnistes du Nord et les États esclavagistes du Sud […] [d]élimitant les frontières du Maryland avec celles du Delaware et de la Pennsylvanie […] » de Wikipedia. (s.d). Ligne Mason-Dixon

4.Nicole F. Bromfield. (2015). “Sex Slavery and Sex Trafficking of Women in the United States.” Sage Journals, Affilia, p. 132

5.Randall Kennedy. (1998) Race, Crime, and the Law. Vintage.

6. Traduction libre de « it is quite possible that an […] energetic attempt to abolish white slavery will bring many women into the equal suffrage movement » de Nicole F. Bromfield. (2015). « Sex Slavery and Sex Trafficking of Women in the United States. » Sage Journals, Affilia

7. Traduction libre de: « vigorous attention to social hygiene moved the prostitution debates out of the religious realm and into the realm of science and politics. » de IDEM, p. 132

8. Traduction libre de « There are many social workers who should know the facts [of sex slavery], and [should] have presented to them methods by means of which they may assist in the suppression of the evil. » dans O. Edward Janney. (1975) The White Slave Traffic in America. Microfilming Corporation of America, p. 5