Du Red Light au Quartier des spectacles

Industries culturelles et créatives, travail du sexe et gentrification

Entrevue par Maxime Durocher et Adore Goldman

AM Trépanier est un.e artiste-chercheur.euse, éditeur.trice et travailleur.euse culturel.le. À travers sa pratique, iel explore la particularité de différents médias, technologies et actions à (re)médier les discours qui traversent une situation donnée. Ses activités artistiques se traduisent sous la forme de publications, de vidéos, de discussions, de sites Web et d’expositions. Dans son travail, iel porte une attention particulière aux tactiques performées par des communautés marginalisées et des publics alternatifs afin de produire des espaces autres, de se donner accès à l’information et de s’approprier différents outils techniques.

AM a collaboré avec le Comité autonome du travail du sexe (CATS) dans le cadre du projet Dans le souffle de c., qui porte sur les processus de gentrification urbaine qui ont mené à la requalification d’un site dédié au travail du sexe en un imposant pôle de diffusion artistique et culturelle: le 2-22. Nous lui avons demandé de nous parler un peu plus de son processus et des découvertes qu’iel a faites au cours de ses recherches.

Adore Goldman (AG) et Maxime Durocher (MD): Comment en es-tu venu.e à t’intéresser à l’histoire du 2-22 ?

AM Trépanier (AM): À l’automne 2021, j’ai été invité.e à participer à une exposition collective qui réfléchit à la notion de valeur d’un point de vue critique, au-delà de sa définition par l’économie de marché. Les commissaires souhaitaient créer un espace qui puisse présenter différentes positions adoptées par des artistes vis-à-vis de l’institution de l’économie.

En amorce du projet, j’ai fait une recherche générique sur l’histoire du lieu où se situe l’exposition: les locaux de VOX, un centre de recherche et de diffusion de l’image contemporaine, ont élu domicile dans un complexe culturel appelé le 2-22 situé à l’angle de Saint-Laurent et Sainte-Catherine. En creusant l’histoire du 2-22, qui a été réalisé par la Société de développement Angus (SDA) et inauguré en 2012, je suis tombé.e sur une image du bâtiment qui l’avait précédé à cet endroit-là, simplement en me promenant sur Google Street View et en observant l’évolution de ce coin de rue au fil du temps.

J’ai été happé.e par le contraste. Avant qu’elle ne disparaisse, la bâtisse qui faisait le coin abritait encore jusqu’en 2008 différentes petites entreprises et comptait parmi celles-ci le Studio XXX, un cabaret érotique qui proposait différents services comme un peep-show, des cabines privées de visionnement de films XXX et des danses contact. Bref, cet édifice était largement dédié à l’industrie du sexe.

Ce qui m’est immédiatement et tout naturellement venu en tête, c’était un désir de savoir ce qui avait causé une telle transformation de cette intersection. Quelles forces étaient entrées en jeu pour en venir à changer le quartier ainsi, et qui étaient les protagonistes majeur.e.s de cette transformation? Quelles positions ces protagonistes – les institutions artistiques, les médias, la municipalité, la société de développement immobilier, les groupes communautaires, l’État – ont-iels occupé.e.s dans l’histoire de cette «revitalisation» du quartier? À qui ce changement profite-t-il?

Eugene Harberer, «Montreal.Forgaty & Bros. Wholesale and Retail Shoe Factory and Shop, Corner St. Catherine and St. Lawrence main Streets, 1875», Pièce 1979, Canadian Illustrated News 1869-1883, https://tinyurl.com/usineforgaty

AG-MD : Quand tu as fait tes recherches, qu’as-tu découvert concernant le processus de consultation par rapport à la transformation du secteur? Est-ce qu’il y avait des protagonistes qui étaient pour ou contre la démolition et le nouveau projet? Comment ça s’est passé?

AM : Tout ce que j’ai trouvé dans les archives de la Ville de Montréal sur la démolition de l’ancien bâtiment, c’est une résolution adoptée en 2006 au conseil municipal pour exproprier (avec dédommagement) les locataires du bâtiment dont le Studio XXX faisait partie. Il n’y aurait eu aucune consultation publique pour la démolition.

Cela dit, comme le projet initial du 2-22 proposait la construction d’un immeuble dépassant la hauteur limite permise par le Plan d’urbanisme de la Ville de Montréal, il devait y avoir une consultation publique afin d’obtenir l’autorisation avant de pouvoir procéder. C’est à ce moment-là que les différents intérêts de la population et organismes impliqués ont pu être cernés. Les différent.e.s intervenant.e.s étaient très divisé.e.s.

De manière générale, les organismes culturels et artistiques, surtout ceux qui étaient impliqués dans le projet et qui allaient avoir accès à la propriété grâce au projet 2-22, étaient absolument en soutien avec sa réalisation. Ça leur assurait une sécurité, un accès à un espace de travail et de diffusion qui serait autrement pratiquement impossible à trouver. C’est un enjeu réel du milieu de la culture et des arts, je ne le nie pas. L’accès aux espaces est très difficile pour les artistes et les diffuseurs, qui ne sont pas épargné.e.s par les hausses de loyer liées à la gentrification. Alors, une vitrine permanente en plein milieu du Quartier des spectacles, c’était extrêmement prometteur pour des organismes comme VOX.

À l’inverse, les organismes patrimoniaux et communautaires ne voyaient pas le projet d’un aussi bon œil. Les organismes patrimoniaux craignaient que les projets de la SDA s’intègrent mal au patrimoine historique du quartier, surtout pour le projet sœur du 2-22, le Quadrilatère Saint-Laurent [aujourd’hui appelé le Carré Saint-Laurent]. Ce deuxième volet a notamment failli faire disparaître le Café Cléopâtre, mais celui-ci s’est opposé et a refusé d’être exproprié. Le dossier s’est d’ailleurs rendu jusque devant les tribunaux.1

Plusieurs organismes communautaires se sont opposés au projet ou ont émis des réticences – parce qu’il y a une nuance importante à souligner : les organismes reconnaissaient qu’il y avait une certaine valeur dans ce projet, bien qu’ils y voyaient aussi des dangers principalement concernant les résident.e.s du quartier. Des organismes comme Stella2 ont rédigé un mémoire pour manifester leurs inquiétudes.3 

À la base, ce qu’elles proposaient, c’est surtout d’être partie prenante dans le projet, de faire partie du projet de développement du 2-22 comme un.e acteur.trice local.e, d’avoir un mot à dire, de participer à la réalisation du projet, d’être consultée. Elles ont tendu la main au développeur du projet, mais ça n’a pas été accueilli positivement.

Pourtant, Stella a résidé pendant huit ans sur la Main, et connaissait donc très bien le quartier. De plus, elles font partie d’un bon nombre de personnes et d’organismes qui ont dû être relocalisés à cause du mauvais état des lieux. Elles aussi reconnaissaient que c’était un quartier qui avait besoin de soin, d’amour, de fonds et de développement, mais pas nécessairement de la manière proposée par la SDA, l’entreprise qui a réalisé le projet du 2-22.

Une autre chose que j’ai apprise en lisant le mémoire de Stella, c’est qu’à l’époque où elles étaient sur le boulevard Saint-Laurent, elles avaient une vitrine et y organisaient des expositions, principalement sur le travail du sexe et l’histoire du Red Light.

Cela souligne bien un enjeu important lorsqu’on parle de politiques culturelles: qu’est-ce qui est défini comme faisant partie du secteur culturel et à quels types de pratiques donne-t-on de la visibilité? Par exemple, ce qui est issu du travail du sexe, comme ce que présentait Stella dans sa vitrine, n’aurait pas pu se retrouver aussi facilement dans les murs du 2-22 puisque les «gardien.ne.s de la culture» jugeaient l’activité immorale. C’est ce dont témoignent les règlements de l’immeuble. On ne leur donne pas de place dans les lieux d’exposition, les lieux de diffusion culturelle parce que ces formes d’expressions sont taboues pour certain.e.s. En choisissant de ne pas offenser, on les place en marge. C’est curieux puisqu’historiquement, le travail du sexe et les arts ont entretenu une grande proximité. 

Ce que je trouvais aussi vraiment dommage dans toute cette façon de faire, c’est qu’en déplaçant les communautés qui y vivent, on vient complètement briser le lien entre ces communautés et leur lieu d’activité, on brise leur historique en les repoussant complètement à l’extérieur des centres, loin de leur passé. On empêche ainsi la transmission continue des histoires liées aux lieux de ces communautés de pratique. Notre discussion avec le CATS l’a bien mis en évidence. C’est vraiment difficile de pouvoir cultiver la mémoire du milieu, de la culture d’un groupe, quand les liens sont ainsi brisés à plusieurs niveaux par la gentrification.

Une autre chose intéressante avec le mémoire rédigé par Stella, c’est qu’elles y faisaient une liste des effets néfastes qui avaient déjà été observés dans le secteur depuis sa requalification, avant même que le projet du 2-22 soit présenté au public. Durant une période où la gentrification était en train de s’amorcer, où le Quartier des spectacles commençait à s’ériger, elles ont fait une analyse de terrain qui démontre non seulement qu’il y avait déjà des déplacements des travailleur.euse.s du sexe (TDS) vers d’autres secteurs, mais qu’à l’époque, il y avait de plus en plus de contrôles policiers, de présence policière en tout temps dans le secteur et un nombre croissant de contraventions données aux «indésirables». Cela créait, comme avec la destruction du Studio XXX, des pertes d’emploi, des pertes de réseaux entre TDS et un effacement de leur mémoire collective dans le quartier. Avant que le 2-22 apparaisse, c’était déjà un enjeu bien présent.

Wikipedia. (s.d.). Terrain vacant du 2-22 en 2008, récupéré de https://tinyurl.com/terrainvacant

AG : Est-ce que dans le nouveau projet, tu as pu trouver des justifications pour la nécessité de revitaliser le milieu?

AM : Sur son site Web, la SDA utilise plusieurs  slogans et images pour présenter ses projets, et un terme qui revient souvent, c’est  «revitaliser», dans ce cas-ci «revitaliser par la culture».4 Cela met vraiment des mots sur le phénomène que j’ai étudié pendant la réalisation de ce projet. Ce qu’on y dit, c’est que le quartier était «mort» et qu’on avait besoin de le faire revivre en remplaçant la culture locale par une autre, plus contrôlée et rentable. 

MD : À leurs yeux c’était mort, pourtant ce ne l’était pas. Il y avait des activités, mais qu’iels ne reconnaissaient pas.

AM : Oui, exactement. Souvent des activités invisibilisées ou illicites, mais ça ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas. D’ailleurs, dans une entrevue, Gérald Tremblay, le maire de la Ville de Montréal en poste lors de la construction du 2-22, disait qu’il en avait vraiment marre de voir des bâtiments placardés. On sent un désir de rentabiliser l’espace à tout prix, mais pas de donner un accès au logement, à des cliniques de santé ou à des choses qui pourraient vraiment servir la population. On ne peut pas faire que des lieux d’art, des bureaux, des espaces de divertissement ou de consommation, on doit diversifier les activités d’un secteur pour vraiment permettre aux gens d’y habiter, d’y vivre convenablement.

Collage de Adore Goldman

AG-MD : Dans ton processus, tu as réalisé une entrevue avec des TDS, dont des militantes du CATS. Qu’est-ce qui en ressort sur les relations entre la gentrification et le travail du sexe ?

AM : Je pense que c’est le collectif lui-même qui a le mieux répondu à cette question-là. Je vais donc vous partager les points saillants.

Ce qui m’a le plus marqué dans la discussion, c’est que la gentrification comme phénomène n’est pas juste une question d’espace. Ça commence par le déplacement de communautés, oui, mais les effets vont au-delà de ça. Notamment pour les TDS, il y a l’impact psychologique et relationnel, car ce déplacement affecte leur capacité à se soutenir mutuellement.

Ce qui est très impressionnant, c’est que malgré cela, les TDS trouvent des manières de recréer leurs liens, de développer de nouvelles méthodes pour se soutenir, d’être présent.e.s les un.e.s pour les autres, et ainsi, se donner les ressources dont iels ont besoin pour travailler. Je pense que c’est vraiment ça que le CATS incarne.

Quelque chose d’autre qui a aussi été beaucoup nommé pendant l’échange, c’est que plus on détruit les espaces de travail qui sont dédiés au travail du sexe, plus les TDS se retrouvent isolé.e.s, à travailler chacun.e de leur côté. Ça rend les efforts de solidarité et de lutte commune plus difficiles, mais ce n’est pas suffisant pour les arrêter complètement; il y a toujours des efforts qui persistent!

Ces déplacements mettent aussi en valeur toute l’importance des espaces communs, des espaces qui sont liés aux activités professionnelles communes. On s’aperçoit ainsi que c’est dans ces espaces où il y a des échanges, des moments de partage, que c’est là que la sororité se développe et transforme ces lieux en espaces sanctuaires.

Tant que le travail du sexe demeurera une activité criminalisée, il y aura une limite à la protection que pourront trouver les TDS dans leurs espaces de travail, un enjeu crucial. Iels assurent leur sécurité par leurs propres moyens, dénotant une résilience phénoménale malgré la transformation urbaine qui progresse constamment et met un frein à leur recherche de sécurité.

Ce qui a été aussi constaté pendant l’échange, c’est que dans le Quartier des spectacles, on observe un processus vicieux et ironique qui délocalise des communautés professionnelles pour ensuite se servir de leur langage, de leurs symboles, de leurs outils de représentation pour promouvoir le nouveau quartier assaini et lui donner plus de valeur. Par exemple, la façade vitrée du bâtiment 2-22 est, semble-t-il, une référence aux effeuilleuses qui se dénudaient dans les vitrines du Red Light. On vient tirer énormément de profit des symboles de ces communautés, tout en leur refusant de pratiquer leurs activités professionnelles, d’en tirer profit en maintenant leur criminalisation ou en les interdisant tout simplement comme on a pu voir avec le 2-22.

De plus, en gentrifiant et en déplaçant les communautés, en fermant leurs espaces de travail, on vient aussi limiter l’accès que celles-ci ont aux services dont elles ont besoin. Par exemple, Stella a dû se relocaliser avec la gentrification, ce qui a eu un impact négatif sur la capacité des TDS à avoir accès à ces services de première ligne, des services essentiels, qu’offre Stella.

Je terminerais en disant que de manière générale, la gentrification invisibilise toutes ces pratiques marginalisées en les poussant de plus en plus des centres vers des coins plus isolés, loin du regard du reste de la société. Cela met ces personnes-là en danger, car plus elles sont invisibilisées, plus elles sont à risque d’abus et de violences. C’est un effet extrêmement pervers de la gentrification. C’est une violence sanctionnée par les autorités.

AG-MD : Es-tu le.a seul.e artiste qui s’est intéressé.e au bâtiment qui a précédé le 2-22

AM : J’ai trouvé d’autres artistes qui s’y sont intéressé.e.s et qui ont voulu documenter l’existence de ce peep-show, avant qu’il ne soit détruit.

Il y a Mia Donovan, une photographe et documentariste qui a consacré le début de sa carrière à documenter le milieu du travail du sexe. Durant cette période, elle a réalisé une série de photographies avec des TDS dans l’ancien Studio XXX.5 C’est à ma connaissance parmi les rares images que l’on a de l’intérieur du lieu avant sa destruction.

Il y a aussi Angela Grauerholz, une autre artiste visuelle, qui a tourné une vidéo de l’intersection en 2005. À l’époque, on pouvait y voir une rétroprojection de deux danseuses dans la fenêtre du Studio XXX qui faisait le coin de Saint-Laurent et Sainte-Catherine.

Ces artistes ont préservé l’existence de ces TDS-là en les mettant à l’avant-plan de leur lieu de travail. Elles se sont vraiment intéressées à la physicalité, la présence incarnée des corps des TDS dans ces espaces-là, et non juste au bâtiment lui-même. Ça m’a beaucoup marqué. C’est mon souhait aussi de justement essayer de creuser ces connexions, qui sont multiples, entre les arts et le travail du sexe. Nombreux.ses sont les TDS qui font de l’art et les artistes qui font du travail du sexe. Je pense qu’on a beaucoup à apprendre et à partager.

Dans le souffle de c. a été présenté dans le cadre de l’exposition L’imaginaire radical II : désœuvrer la valeur / Reclaiming Value du 9 septembre au 3 décembre 2022 à VOX, centre de l’image contemporaine

Vous trouverez d’autres ressources documentaires ayant servi à nourrir le projet sur son complément Web : https://tinyurl.com/danslesoufledec 

1. Pour en savoir plus sur la lutte du Café Cléopâtre: Wikipedia. (s.d). Café Cléopâtre, récupéré de https://tinyurl.com/cafecleopatre

2. Stella est un organisme communautaire qui a pour but d’améliorer la qualité de vie des travailleuses du sexe et de sensibiliser et d’éduquer l’ensemble de la société aux différentes formes et réalités du travail du sexe afin que les travailleur.se.s du sexe aient les mêmes droits à la santé et à la sécurité que le reste de la population. Pour en savoir plus voir: https://chezstella.org/

3. Pour lire le mémoire rédigé par Stella: Stella. (2009). Mémoire sur la requalification du Quartier des spectacles, récupéré de https://tinyurl.com/quartierdesspectacles

4. Société de développement Angus. (s.d.). Le 2-22, récupéré de https://tinyurl.com/le2-22saintlaurent

5. Cette série de photographies a été présentée au Monument National en 2008 dans le cadre de l’exposition Le Coin produite par UMA, la Maison de l’image et de la photographie. Les trois artistes sélectionné.e.s étaient invité.e.s à documenter l’intersection des rues Saint-Laurent et Sainte-Catherine, à l’aube de sa transformation. Pour en connaître davantage sur cette exposition: UMA, la Maison de l’image et de la photographie. (2008). Le Coin, récupéré de http://www.umamontreal.com/lecoin/