Au Québec, plusieurs syndicats ont historiquement pris des positions anti-travail du sexe et milité activement pour la criminalisation des clients et des tierces parties. Plutôt que de se solidariser avec d’autres travailleuses en lutte pour de meilleures conditions de travail, ces positions ont reconduit un mépris de classe comme quoi nous serions des victimes à sauver plutôt que des travailleuses exploitées au même titre que les travailleur.euse.s syndiqué.e.s.
Ainsi, ces prises de position de plusieurs syndicats ont miné non-seulement la solidarité de classe, mais aussi celle entre les femmes: suite à une prise de position controversée sur l’agentivité des travailleuses du sexe (TDS) lors d’une assemblée générale de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) en 2018, la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN), le Syndicat des professionelles et professionels du gouvernement du Québec (SPGQ) et le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) ont quitté la fédération. Nous souhaitons ici déconstruire l’argumentaire de ces groupes comme quoi nos luttes seraient individualisantes et la pratique de l’action collective, absente de nos mouvements.
Un pilier de l’argumentaire des syndicats dénonçant les positions pro-travail du sexe comme celles de la FFQ est la critique du concept d’agentivité. Pour les déserteurs de la fédération, il s’agirait d’une position individualisante, ne tenant pas compte des rapports d’oppression systémique comme le patriarcat, le capitalisme et le racisme. Nous croyons qu’il y a de toute part des nuances à apporter et des éléments à clarifier afin d’avoir un débat qui en vaut la peine et qui nous inclut.
Les questions du choix et de l’agentivité sont ici centrales. La définition que la FFQ fait de l’agentivité est la suivante: «faculté d’action d’un être; sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou à les influencer.»1 Nous sommes prêtes à convenir que cette définition est individualisante. Toutefois, affirmer comme le fait la CSN que «selon les estimations, plus de 90% des prostituées sont contraintes par la misère et les violences à subir l’exploitation sexuelle»2 appelle à la pitié et aux bons sentiments charitables plutôt qu’à une solidarité entre travailleuses.
Il n’y a rien de surprenant à ce que certaines travailleuses du sexe affirment avoir choisit de travailler dans l’industrie du sexe. Après tout, la première condition d’existence du capitalisme est que le travailleur (ou la travailleuse) soit libre de vendre sa force de travail, mais d’un autre côté, n’ait pas les moyens de réaliser seul sa force de travail (sans un capitaliste détenant les moyens de production).
Ces TDS n’ont donc pas tort d’affirmer qu’elles ont pu choisir le travail du sexe même si en fait, c’est un ensemble de circonstances qui les y ont mené. Si ces circonstances sont parfois plus ou moins contraignantes, n’empêchent qu’il s’agit pour la plupart de la meilleure ou de la moins pire des options. Plusieurs raisons expliquent cela: le travail du sexe permet à plusieurs femmes de faire plus d’argent en moins de temps, en plus de permettre une certaine flexibilité en terme d’horaire. Il peut également être laissé et repris à tout moment et ne demande pas de diplômes. Ces caractéristiques sont attrayantes entre autres pour les mères monoparentales et pour les personnes ayant une maladie chronique ou un handicap qui les empêche d’avoir un emploi à temps plein. Ce travail permet aussi à plusieurs de retourner aux études et par la suite, d’obtenir des emplois mieux rémunérés.
Bien sûr, pour certaines, les possibilités sont plus restreintes. C’est le cas des personnes migrantes qui travaillent dans l’industrie du sexe. Ces personnes font face aux conditions les plus difficiles. À cause de leur statut d’immigration précaire, les employeurs ont tout le loisir de les faire chanter et de les exploiter davantage, à l’instar de leur collègues migrant.e.s dans d’autres industries comme l’agriculture. Toutefois, l’argumentaire anti-prostitution fait totalement abstraction du désir de ces personnes de migrer. La CSN par exemple, se limite à cibler les trafiquants et les proxénètes, mais passe sous silence le rôle de l’État et de ses politiques migratoires sur ces conditions de travail abjectes.
Notons également que plusieurs TDS ont un autre emploi «civil» qui ne leur permet pas d’y arriver à la fin du mois. Le travail du sexe sert alors de revenu d’appoint. De surcroît, c’est également le cas de plusieurs travailleuses syndiquées. Parmi nos collègues, on retrouve des infirmières, des travailleuses sociales, préposées aux bénéficiaires, des travailleuses du communautaire, des travailleuses de la fonction publique, des cols bleus, etc. Ainsi, en ne soutenant pas la lutte des TDS, les syndicats démontrent non seulement un manque de solidarité avec d’autres travailleuses, mais carrément avec une partie de leur base.
Bien sûr, le fait d’être libre de choisir de vendre sa force de travail ne signifie pas que nous ne sommes pas exploitées! Au contraire, il s’agit d’un faux choix puisqu’il faut bien travailler au final. On peut choisir son travail, mais pas de ne pas travailler! Selon les possibilités qui s’offrent à nous, on prendra la moins pire des options. En ce sens, nous pensons qu’il est infructueux de poser la question du choix ou du non-choix. Parce qu’il faut bien travailler et que notre travail est exploité et miné par la violence, nous souhaitons plutôt parler de stratégie d’organisation pour améliorer nos conditions de vie et de travail!
Parce que faire la pute c’est travailler Et que travailler c’est faire la pute !
1. Confédération des syndicats nationaux. (2014). Document de réflexion sur l’adhésion de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) à la fédération des femmes du Québec (FFQ), p.5
2. Confédération des syndicats nationaux. (2014). La Prostitution, une pratique à dénoncer, une exploitation à combattre, p. 6
3. «Pour qu’il y ait transformation d ‘argent en capital, il faut donc que le possesseur d’argent trouve le travailleur libre sur le marché des marchandises, libre en ce double sens que, d’une part, il dispose en personne libre de sa force de travail comme d’une marchandise lui appartenant et que, d’autre part, il n’ait pas d ‘autres marchandises à vendre, soit complètement débarrassé, libre de toutes les choses nécessaires à la réalisation de sa force de travail.» Karl Marx. (1867). Le Capital, Critique de l’économie politique, Livre 1, traduction sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre (1993), Puff, p.190
4. Confédération des syndicats nationaux. (2014). La Prostitution, une pratique à dénoncer, une exploitation à combattre, p.4-5
5.Confédération des syndicats nationaux. (2014). Document de réflexion sur l’adhésion de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) à la fédération des femmes du Québec (FFQ), p.5
6. IDEM, p.7