Une voix pour les travailleur.se.s invisibilisé.e.s

Entretien avec Crystal Laderas du SWAN Vancouver

Latsami & Adore Goldman

Traduction par Astrea Leonis

SWAN (Supporting Women’s Alternatives Network) Vancouver est une organisation qui promeut les droits, la santé et la sécurité des femmes im/migrant.e.s TDS qui travaillent à l’intérieur à travers des services de première ligne et de défense collective des droits dans le Grand Vancouver depuis 2002. Latsami et Adore du CATS ont interviewé Crystal Laderas, responsable des communications du SWAN, pour en savoir plus sur les défis auxquels les TDS im/migrant.e.s sont confronté.e.s dans leur vie quotidienne ainsi que sur leurs revendications en tant qu’organisation.

CATS: Votre organisation dénonce la façon dont les lois sur l’immigration ciblent les TDS et les mettent en danger. Pouvez-vous expliquer comment ces lois nuisent aux TDS ?

Crystal: Une femme nous a récemment dit qu’en raison de l’interdiction du travail du sexe imposée par l’immigration, elle sortait à peine. En dehors du travail, elle ne veut pas dire aux gens ce qu’elle fait. Elle leur ment parce qu’elle n’est pas à l’aise avec ça. Elle se tient donc à l’écart de toutes situations sociales et s’isole en permanence pour ne pas être repérée, et c’est en quelque sorte comme ça que les lois en matière d’immigration et de protection des réfugié.e.s impactent la vie des migrant.e.s.

Elle interdit à tou.te.s les résident.e.s temporaires, tels que les étudiant.e.s étranger.e.s ou les personnes titulaires d’un visa de tourisme, de travailler dans un strip club, un salon de massage ou un service d’escorte. Si vous êtes pris.e, vous êtes expulsé.e. Les gens sont donc constamment sur le qui-vive. Si vous vous retrouvez dans une situation où vous êtes attaqué.e et que vous voulez appeler la police, celle-ci vérifiera votre identité, et le cas sera automatiquement signalé à l’ASFC1.

Vous voulez aller à la pharmacie pour obtenir des médicaments, mais on vous pose trop de questions et on pourrait vous signaler à l’ASFC également, et vous seriez expulsé.e pour avoir essayé d’obtenir des soins de santé de base. 

Il y a aussi des cas extrêmes où vous travaillez dans un salon de massage et où la police fait une descente dans le cadre d’une enquête sur le trafic d’êtres humains. Pour les femmes, il y a souvent deux issues: soit elles disent qu’elles sont victimes de la traite, soit l’ASFC est appelée pour les expulser en tant que criminelles. Ces travailleuses perdent donc des droits fondamentaux comme l’accès à la justice, et même aux interactions humaines, à cause de certaines de ces lois.

CATS: Quelles sont les spécificités des TDS de la communauté asiatique avec lesquelles vous travaillez? Quels sont leurs besoins?

Crystal: Je pense qu’une grande partie de leurs besoins sont liés à l’accès aux services, mais qu’une grande partie des services traditionnels ne leur sont tout simplement pas accessibles. Par exemple, notre équipe de sensibilisation répond à de nombreux appels de femmes qui tentent d’accéder à des médecins de famille et à des pharmacies sans trop d’obstacles à l’accessibilité. Nous offrons des services en anglais, en cantonais et en mandarin. Les femmes demandent donc souvent à SWAN de les accompagner lors d’un rendez-vous médical pour que nous puissions faire la traduction. C’est normal d’être accompagné.e.s d’un.e proche dans les communautés asiatiques et pour les nouvelles et nouveaux arrivant.e.s. Mais comme le sujet du travail est abordé au milieu de ce rendez-vous médical, elles préfèrent que le personnel du SWAN soit présent avec elles pour faire la traduction, afin que leur travail ne soit pas divulgué à leur famille. De plus, le personnel s’assure que les professionnel.le.s de la santé ne posent pas de questions inutiles pour éviter que le travail et le statut migratoire ne soient évoqués. Nous savons que certain.e.s prestataires de soins de santé reçoivent également une formation sur la lutte contre le trafic sexuel et, là encore, cela peut entraîner un appel à l’ASFC. 

Nous recevons également beaucoup d’appels et de questions sur les problèmes liés au travail, et c’est là que nous nous heurtons à des obstacles. Si le supérieur d’une femme tarde à la payer, si elle a été mise à l’horaire pour des heures qu’elle n’avait pas acceptées au départ ou si elle a simplement un différend avec un.e collègue, elle nous appelle. Nous pouvons essayer de trouver des solutions avec elle, mais comme le lieu de travail est criminalisé, nous ne pouvons vraiment rien faire de plus, car elle n’est pas protégée par la réglementation provinciale du travail. À ce stade, si nous ne parvenons pas à trouver des solutions dans le cadre du système, nous nous contentons d’écouter. Nous sommes là pour leur apporter un soutien émotionnel, car parfois, elles ont juste besoin de quelqu’un.e à qui parler, et ce n’est pas quelque chose dont elles peuvent toujours parler à leurs ami.e.s.

Nous avons été accusé.e.s d’être des trafiquant.e.s simplement parce que nous fournissons des services de traduction normaux et simples, comme le font de nombreuses communautés asiatiques et d’immigrant.e.s récent.e.s pour leurs proches. Dans ce cas, c’est différent parce qu’elles ne peuvent pas avoir leurs proches à leurs côtés. Nous devons donc nous opposer aux professionnel.le.s de la santé qui posent des questions un peu trop précises sur le travail des femmes ou encore sur leur statut. Par exemple, est-ce absolument nécessaire pour la santé de cette personne? Cela pourrait leur éviter d’être expulsées.

CATS: Votre organisation est très critique à l’égard du récit sur le trafic sexuel. Pouvez-vous expliquer pourquoi cela pose problème de considérer les TDS migrant.e.s comme des victimes ?

Crystal: C’est vraiment frustrant parce que cela rejoint beaucoup de récits de luttes contre le trafic sexuel et la façon dont ils ciblent les TDS asiatiques. Beaucoup de ces campagnes ou de ces applications de la loi s’appuient sur des stéréotypes racistes. Il y a beaucoup de sensationnalisme qui génère de l’argent avec des peurs et des idées racistes à propos de qui est la victime et qui est le méchant. Il y a le complexe du sauveur, l’influence de la religion et des idées morales. C’est juste un bon mélange de bullshit

Ils décident qui est la victime en fonction de la race, du statut d’immigration ou du pays d’origine, et non de la victimisation réelle. C’est comme si vous tassiez quelqu’un qui a été agressé dans la rue hors de votre chemin pour pouvoir défoncer la porte d’un salon de massage et sauver des Asiatiques, qui n’ont pas besoin de votre aide, qui n’ont pas demandé votre aide, qui sont en train de travailler et de se demander ce que vous pouvez bien foutre ici. 

Nous devons vraiment constamment insister sur le fait qu’il n’y a pas que les blanc.he.s de la classe moyenne qui ont la capacité de consentir au travail du sexe, mais le contre-discours est que ces femmes manquent d’agentivité, qu’elles sont impuissantes ou qu’elles se laissent facilement piéger. Je pense que, dans l’ensemble, ce discours est une sorte de déguisement créé pour cacher ce que ces groupes font réellement, à savoir essayer d’empêcher des adultes d’avoir des relations sexuelles en échange d’argent, ce qui ne regarde personne.

CATS: Avec toutes les preuves dont nous disposons aujourd’hui et tou.te.s les TDS qui racontent leurs histoires et font entendre leur voix, pourquoi pensez-vous que le gouvernement et la société dans son ensemble ne veulent pas changer et ne semblent pas vouloir aborder le sujet ou nous entendre?

Crystal: Je pense qu’au fond, cela se résume à ces croyances moralistes de longue date dans notre société, qui sont dépassées et sexistes. Les personnes qui influencent les lois ont un agenda moral, et les lois ont été façonnées par les opinions de la société, et à leur tour ces lois influencent la société, et il y a alors ce cycle horrible qui dure depuis des siècles. C’est ce que nous avons constaté lors de la récente contestation constitutionnelle. Dans sa décision, le juge de la Cour supérieure de l’Ontario a écrit que «le travail sexuel est intrinsèquement une forme d’exploitation» (ce qui, nous le savons, n’est pas vrai). Il a cité les lois canadiennes sur le travail du sexe et a fait écho aux arguments inscrits dans le préambule de la loi2. Le préambule parle de «dignité humaine et du préjudice social causé par l’objectivation du corps humain». Nous savons que l’ancien ministre conservateur de la justice, Peter MacKay, a rédigé cette loi et ce préambule. C’est comme s’il était présent lors du premier échange d’argent contre du sexe, écrivant avec une plume d’oie, en se disant «hmmm…»

C’est tellement archaïque et dépassé, et pourtant c’est ce qui façonne la loi, et cette loi influence la perception du public. En plus de ça, je suppose qu’il est peut-être plus facile pour le public de croire que tout le monde est exploité que d’accepter que les TDS ont le choix de faire ce travail.

CATS: C’est intéressant comme le cycle ne fait que se renforcer à cause de la loi; un juge peut facilement dire «oh ouais, selon la loi, c’est ce qui est dit, donc c’est ça».

Crystal: Oui, «Ça doit être un fait!». La loi a été rédigée par quelqu’un qui avait son propre agenda moral, et qui l’a rendu très évident dans la rédaction du préambule. Si vous entendiez quelqu’un parler ainsi en public, dans une institution ou dans un restaurant, vous vous diriez, «Hein? D’où est-ce que ça vient? Pourquoi cette personne dit à des gens quoi faire de leur propre travail et de leur propre vie?»

CATS: Les TDS migrant.e.s occupent une place particulière à l’intersection du mouvement des travailleur.se.s migrant.e.s et du mouvement des TDS. Est-ce un défi de naviguer à cette intersection? Avez-vous été capable de créer de la solidarité entre ces deux mouvements? 

Crystal: Pour être honnête, cela a été très difficile parce que ça donne l’impression de n’avoir notre place nulle part. Mais la vérité c’est que, tout comme il y a du racisme dans la société en général, il y a aussi du racisme au sein de notre mouvement. Donc, nous avons rencontré des personnes qui disaient: «Nous ne faisons pas de sensibilisation dans les salons de massage parce que toutes ces femmes sont victimes du trafic sexuel». C’est le même discours raciste que celui dont on vient juste de parler qui se répète. 

Il existe également une approche dominante «Out et fier.e» de la défense du travail du sexe, et je suis très reconnaissante à tou.te.s les activistes et organisations qui le font, mais cela ne fonctionne pas pour les femmes que nous soutenons. Prendre la parole à visage découvert n’est pas possible. Je vous parle parce que je ne suis pas une TDS, je suis une citoyenne canadienne et ma première langue est l’anglais. Ce sont des privilèges qui me permettent de parler. Nous essayons toujours de trouver des moyens peu contraignants pour que les femmes participent à nos activités militantes, et je peux vous dire qu’elles ont beaucoup de choses à dire, mais elles ne veulent pas être le visage d’un mouvement, elles ne veulent pas être filmées, elles ne veulent même pas que leur voix soit enregistrée. 

De plus, nous nous sommes efforcées d’établir des alliances avec les communautés de migrant.e.s, nous avons pris la parole lors de rassemblements, etc. Mais le travail du sexe peut être nouveau et inconfortable pour ces personnes aussi, et il est important de se rappeler que beaucoup d’entre elles viennent de pays où le travail du sexe est fortement criminalisé; il y a des peines très sévères pour le faire, ce qui a créé beaucoup de stigmatisation culturelle. Nous essayons de dire que ces TDS migrant.e.s sont aussi des travailleur.se.s migrant.e.s. Ce sont des étudiant.e.s international.e.s, des mères, elles ont essayé de travailler dans l’hôtellerie et l’hospitalité et ont été confrontées au racisme et à l’exploitation et sont parties, elles vivent dans la peur de l’expulsion et de la séparation des familles. Même si le travail n’est pas familier, il s’agit d’expériences et d’émotions très communes ressenties par de nombreuses communautés de migrant.e.s. Nous savons qu’il faudra du temps et de la compréhension. Nous avons un objectif commun et nous espérons qu’en luttant contre les politiques d’immigration enracinées dans le racisme, iels pourront le comprendre et que nous pourrons collectivement changer les choses. Mais c’est une intersection très intéressante dans laquelle se trouver.

CATS: La Nouvelle-Zélande est souvent présentée comme le modèle de décriminalisation. Pourtant, 20 ans plus tard, les TDS migrant.e.s ne peuvent toujours pas travailler légalement. Quelle stratégie devrait être mise en œuvre pour que la même chose ne se produise pas au Canada ?

Crystal: Oui, c’est une question difficile. Ce qui s’est passé en Nouvelle-Zélande n’était pas une décriminalisation totale, car le travail du sexe des migrant.e.s est toujours interdit et iels sont confronté.e.s aux mêmes problèmes et aux mêmes risques que si iels travaillaient ici. Je vais juste donner un exemple: lorsque SWAN s’est adressé au comité de la Chambre des communes [sur le statut des femmes pour son étude sur la traite des personnes] l’été dernier, les politicien.ne.s ont admis que nombre d’entre eux n’avaient même pas entendu parler de l’interdiction du travail du sexe pour les migrant.e.s.3 Donc nous devons vraiment faire passer ces messages encore et encore. Quel que soit l’endroit, nous menons des actions de sensibilisation partout où nous sommes, car même si les lois canadiennes sur la prostitution étaient abrogées, les migrant.e.s seraient toujours confronté.e.s aux mêmes risques. Cela ne changerait pas grand-chose pour elleux. Iels pourraient toujours être expulsé.e.s, iels pourraient toujours être détenu.e.s au centre de détention de l’immigration ici à Surrey, pour une durée indéterminée, sans traducteur.rice, traumatisé.e.s, ne sachant pas si iels reverront leurs enfants. Mais je dirais simplement que la Nouvelle-Zélande a été une expérience d’apprentissage et que cela ne peut pas se produire ici.

1. Agence des Services Frontaliers du Canada.

2. Gouvernement du Canada. (2014). «Préambule», Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, récupéré de https://tinyurl.com/loipcepafr

3. Pour en apprendre davantage sur les apparition de SWAN au sein du comité : SWAN Vancouver. (2023). SWAN Vancouver speaks to House of Commons Committee, récupéré de https://tinyurl.com/swanvancouver