par Cherry Blue
Photo: It was a good day, Céleste Dérosiers, photo par Tanata
Symbolisme vs réalité
Dans un premier temps, iels opèrent une distinction entre les dimensions symbolique et professionnelle du travail du sexe. Selon iels, la plupart des abolitionnistes – les militant.es anti-prostitution – vont bâtir un argumentaire à partir de leurs perceptions métaphoriques de la sexualité et de sa monétisation, en omettant l’importance des conditions de travail dans cette pratique. Ces représentations moralisantes sont infiniment variées, mais les mythes fondant l’imaginaire de la «prostituée» s’avèrent souvent dangereux et déconnectés de la réalité. La prostituée est d’ordinaire représentée comme salie et putride, puis elle perdrait progressivement sa valeur intrinsèque (p. 11). Ce symbolisme méprisant peut facilement être attribué à un agenda politique souhaitant se débarrasser des personnes échangeant des services sexuels contre de l’argent ou un toit, notamment par l’entremise de la «rescue industry», selon laquelle toute TDS est une victime à sauver, au même titre que les enfants orphelins et les animaux abandonnés (p. 9).
En réponse à ces préconceptions, plusieurs TDS dépeignent leur travail en termes de «sex positivity» et d’empouvoirement. Cependant, celleux qui mettent l’emphase sur leur plaisir à travailler articulent en fait une réponse défensive au stigma, alors que seul.es les plus privilégié.es peuvent se permettre de choisir leurs clients et d’apprécier l’acte (p. 13). Cette position finit par nuire aux communautés de TDS en ne représentant pas l’expérience des moins privilégié.es, posant un voile sur la précarité et les demandes de celleux qui souhaitent obtenir de meilleures conditions de travail. Aussi, ces politiques créent l’illusion que les clients et les travailleuse.rs partagent les mêmes intérêts (p. 32). Néanmoins, la personne qui vend du sexe a davantage besoin de la transaction que le client, ce qui rend les travailleuse.rs plus vulnérables. Au final, les TDS mécontent.es de leurs conditions actuelles finissent par se sentir coincé.es entre les «putes contentes», jouissant de privilèges, et les abolitionnistes, qui nient leurs droits (p. 36).
Les dangers du féminisme carcéral
Certain.es pourraient avancer que le modèle nordique, criminalisant l’achat des services sexuels, ne vise que les clients et pas les TDS. Ainsi, ce modèle ne serait pas néfaste pour ces dernier.es. Mais n’importe quelle politique qui vise à réduire les transactions dans l’industrie du sexe va faire absorber le déficit à celleux qui les offrent – et cela est vrai autant au niveau de leurs conditions de travail que de leurs revenus (p. 54).
Démentir les idées reçues: travailler, c’est faire la pute
À la fois les mauvais clients et les abolitionnistes semblent penser qu’il n’y a aucune limite posée par les TDS dans l’acte sexuel, comme si ces dernier.es se mettaient à la disposition de toutes les volontés du client, celui-ci pouvant faire ce qu’il veut de leurs corps. Il serait terrible de dire la même chose d’un.e massothérapeute, mais on se permet pourtant de véhiculer cette fausse image des TDS. Les auteur.ices citent une escorte nommée Nikita: «Me croire quand je dis que j’ai été violée, c’est aussi me croire quand je dis que je ne l’ai pas été»5 (p. 45). Iels expliquent que dans notre culture, il va de soi que la pénétration est un acte de domination. Ainsi, si l’acte de pénétrer est perçu comme dégradant a priori, le travail du sexe sera forcément misogyne et mauvais. Nous gagnerions à modifier nos représentations collectives à propos de la pénétration, qui n’est pas intrinsèquement un acte «dénigrant» pour la personne qui la reçoit.
Une nécessité économique
Il peut aussi être dangereux de ne pas reconnaître les leviers économiques et matériels qui motivent les TDS. L’idée selon laquelle les TDS ne sont pas en mesure de prendre de bonnes décisions pour elleux-mêmes, car iels seraient trop bizarres et brisées (p. 48), non seulement nie leur agentivité, mais instaure des réformes punitives plutôt qu’une utopie féministe. Smith et Mac prennent l’exemple d’un tribunal en Suède qui a retiré la garde de son enfant à une mère TDS pour la donner au père violent, qui a fini par tuer la femme en question (p. 47).
Le problème des frontières
La défense des droits des TDS ne peut pas être mobilisée sans mentionner la situation des migrant.es. En 2021 aux États-Unis, le budget anti-trafic sexuel s’élevait à plus de 1,2 milliard – principalement pour des «campagnes d’information» et non pour aider des survivant.es, alors qu’en 2013, le budget mondial pour les droits des TDS était de 10 millions USD (p. 59). Les TDS étant jugé.es à la fois comme des coupables et des victimes, le gouvernement américain empêche toute personne ayant vendu des services sexuels dans les dix dernières années d’entrer sur leur territoire, au même titre que les espions, les nazis et les terroristes (p. 81). Passer la frontière américaine est toujours anxiogène pour un.e TDS; les agents peuvent demander, sans avoir besoin d’aucune preuve ou mandat, de fouiller dans leur téléphone à la recherche du moindre indice.
Dans l’univers du trafic sexuel, il est important de ne pas confondre kidnapping et migration volontaire; la situation dans laquelle une jeune fille blanche est kidnappée et abusée dans un autre pays est finalement très rare. La plupart du trafic sexuel concerne des gens qui veulent immigrer et qui paient des réseaux de passeurs pour y parvenir, étant souvent confrontés à de l’exploitation sexuelle – puisqu’être sans-papier signifie n’avoir que peu à pas de droits. Il ne faut pas blâmer ces migrant.es, mais plutôt modifier le système qui les empêche de migrer légalement et d’accéder aux mêmes droits que les citoyen.nes.
À cause des récits véhiculés par les médias et la culture populaire, certain.es défendent qu’il y aurait aujourd’hui un réseau d’esclavage de jeunes filles blanches encore plus grave que l’esclavage des afro-américains. Or, cette fausseté est très dangereuse et nous détourne du fait que «le descendant moderne direct de l’esclavage n’est pas la prostitution mais le système carcéral»7 (p. 76). En effet, il y a davantage d’afro-américains incarcérés aux États-Unis qu’il y avait d’esclaves en 1850. D’ailleurs, l’appropriation du terme «abolitionniste» par les prétendues féministes anti-prostitution, référant aux luttes pour l’abolition de l’esclavage, est une démonstration de légitimité morale, donnant l’impression que ces luttes sont corollaires. Les groupes anti-prostitution sont pourtant généralement constitués de personnes blanches conservatrices, et ceux qui seront impactés par la criminalisation sont souvent les communautés afro-américaines (p. 7)
Les auteur.ices sont d’avis que la politisation d’une TDS prend environ deux minutes. Iels vivent ou côtoient de près des situations d’injustice et d’oppression, ce qui les motivent à s’impliquer dans les revendications politiques. Malheureusement, seule une poignée d’activistes peut se permettre d’être exposé.e et donc de récolter plus de crédits pour ses actions. Nous devrions être toujours alertes aux cris de toustes les TDS, quels que soient leurs backgrounds ou leurs modes de communication. Putes mécontent.es, putes précarisé.es, putes migrant.es; vous n’êtes pas seul.es.
1. Juno Mac et Molly Smith. (2018). Revolting Prostitutes: The Fight for Sex Workers’ Right, Verso.↩
2.Traduction libre de «exited women come to be regarded as the ultimate symbol of female woundedness, with the criminalisation of clients as feminist justice».↩
3. «For sex workers and other marginalised and criminalised groups, the police are not a symbol of protection but a real manifestation of punishment and control».↩
4.«Don’t say sex work, it’s far too awful to be work».↩
5. «Part of believing me when I say I have been raped is believing me when I say I haven’t been».↩
6. «Anti-prostitution campaigners should take seriously the fact that sex work is a way people get the resources they need».↩
7.«the direct modern descendant of chattel slavery in the US is not prostitution but the prison system».↩
8.«make people vulnerable, and that vulnerability is what abusive people prey upon».↩
9.«We disagree not only on the solution, but on the problem: for carceral feminists, the problem is commercial sex, which produces trafficking; for us, the problem is borders».↩
10.«There is no migrant solidarity without prostitute solidarity and there is no prostitute solidarity without migrant solidarity».↩