Compte rendu de Revolting Prostitutes: The Fight for Sex Workers' Rights: Un manifeste pour les putes mécontentes

par Cherry Blue

Photo: It was a good day, Céleste Dérosiers, photo par Tanata

Véritable pierre angulaire de notre politisation pour plusieurs d’entre nous, Revolting Prostitutes1 de Juno Mac et Molly Smith est un des rares ouvrages pertinents et nuancés sur le travail du sexe. J’exposerai ici un survol général des trois premiers chapitres, en mettant de l’avant certains points déterminants. Loin de nier les violences dans l’industrie du sexe, les auteur.ices reconnaissent celles-ci et défendent la décriminalisation complète du travail du sexe comme le premier pas vers l’amélioration des conditions de vie des TDS.

Symbolisme vs réalité

Dans un premier temps, iels opèrent une distinction entre les dimensions symbolique et professionnelle du travail du sexe. Selon iels, la plupart des abolitionnistes – les militant.es anti-prostitution – vont bâtir un argumentaire à partir de leurs perceptions métaphoriques de la sexualité et de sa monétisation, en omettant l’importance des conditions de travail dans cette pratique. Ces représentations moralisantes sont infiniment variées, mais les mythes fondant l’imaginaire de la «prostituée» s’avèrent souvent dangereux et déconnectés de la réalité. La prostituée est d’ordinaire représentée comme salie et putride, puis elle perdrait progressivement sa valeur intrinsèque (p. 11). Ce symbolisme méprisant peut facilement être attribué à un agenda politique souhaitant se débarrasser des personnes échangeant des services sexuels contre de l’argent ou un toit, notamment par l’entremise de la «rescue industry», selon laquelle toute TDS est une victime à sauver, au même titre que les enfants orphelins et les animaux abandonnés (p. 9).

En réponse à ces préconceptions, plusieurs TDS dépeignent leur travail en termes de «sex positivity» et d’empouvoirement. Cependant, celleux qui mettent l’emphase sur leur plaisir à travailler articulent en fait une réponse défensive au stigma, alors que seul.es les plus privilégié.es peuvent se permettre de choisir leurs clients et d’apprécier l’acte (p. 13). Cette position finit par nuire aux communautés de TDS en ne représentant pas l’expérience des moins privilégié.es, posant un voile sur la précarité et les demandes de celleux qui souhaitent obtenir de meilleures conditions de travail. Aussi, ces politiques créent l’illusion que les clients et les travailleuse.rs partagent les mêmes intérêts (p. 32). Néanmoins, la personne qui vend du sexe a davantage besoin de la transaction que le client, ce qui rend les travailleuse.rs plus vulnérables. Au final, les TDS mécontent.es de leurs conditions actuelles finissent par se sentir coincé.es entre les «putes contentes», jouissant de privilèges, et les abolitionnistes, qui nient leurs droits (p. 36).

Les dangers du féminisme carcéral

À la fois les féministes pro-décriminalisation et anti-prostitution articulent souvent leurs positions à partir d’un historique de violence. Les féministes anti-prostitution clament que la meilleure justice rendue contre la violence des hommes se trouve dans un féminisme carcéral. Selon ce courant de pensée, un agenda de lois punitives devrait être mis de l’avant, car «les femmes qui ont quitté l’industrie sont considérées comme le symbole ultime de la blessure féminine, avec la criminalisation des clients comme justice féministe»2 (p. 13). Or, c’est ignorer la violence concrète et historique du corps policier envers les femmes et les personnes racisées. Cela est particulièrement vrai dans le cas des TDS migrant.es, criminalisé.es et à risque de déportation s’iels doivent dénoncer un abus sexuel. «Pour les TDS et les autres groupes marginalisés et criminalisés, la police n’est pas un symbole de protection, mais une réelle manifestation de punition et de contrôle»3 (p. 16): les lois ne sont pas seulement symboliques, elles ont un effet concret sur le pouvoir policier – ses violences et son profilage.

Certain.es pourraient avancer que le modèle nordique, criminalisant l’achat des services sexuels, ne vise que les clients et pas les TDS. Ainsi, ce modèle ne serait pas néfaste pour ces dernier.es. Mais n’importe quelle politique qui vise à réduire les transactions dans l’industrie du sexe va faire absorber le déficit à celleux qui les offrent – et cela est vrai autant au niveau de leurs conditions de travail que de leurs revenus (p. 54). 

Démentir les idées reçues: travailler, c’est faire la pute

Parmi les arguments des abolitionnistes, nous pouvons compter la négation de l’aspect professionnel de cette pratique: «Ne dites pas travail du sexe, c’est trop terrible pour être un travail»4 (p. 42). Le travail et la notion de «terrible» sont positionnés comme étant antithétiques; si le travail du sexe est pénible, ça ne peut pas être un travail. Cet argumentaire oublie que le travail salarié est généralement une forme d’exploitation; les patrons profitent du travail de leurs employé.es en les payant moins cher que le revenu généré par celleux-ci. Ainsi, il n’est pas raisonnable de penser que n’importe quel travail, incluant le travail du sexe, est moralement bon (p. 45-46).

À la fois les mauvais clients et les abolitionnistes semblent penser qu’il n’y a aucune limite posée par les TDS dans l’acte sexuel, comme si ces dernier.es se mettaient à la disposition de toutes les volontés du client, celui-ci pouvant faire ce qu’il veut de leurs corps. Il serait terrible de dire la même chose d’un.e massothérapeute, mais on se permet pourtant de véhiculer cette fausse image des TDS. Les auteur.ices citent une escorte nommée Nikita: «Me croire quand je dis que j’ai été violée, c’est aussi me croire quand je dis que je ne l’ai pas été»5 (p. 45). Iels expliquent que dans notre culture, il va de soi que la pénétration est un acte de domination. Ainsi, si l’acte de pénétrer est perçu comme dégradant a priori, le travail du sexe sera forcément misogyne et mauvais. Nous gagnerions à modifier nos représentations collectives à propos de la pénétration, qui n’est pas intrinsèquement un acte «dénigrant» pour la personne qui la reçoit.

Une nécessité économique

Il peut aussi être dangereux de ne pas reconnaître les leviers économiques et matériels qui motivent les TDS. L’idée selon laquelle les TDS ne sont pas en mesure de prendre de bonnes décisions pour elleux-mêmes, car iels seraient trop bizarres et brisées (p. 48), non seulement nie leur agentivité, mais instaure des réformes punitives plutôt qu’une utopie féministe. Smith et Mac prennent l’exemple d’un tribunal en Suède qui a retiré la garde de son enfant à une mère TDS pour la donner au père violent, qui a fini par tuer la femme en question (p. 47).

Il n’est pas faux d’affirmer que les TDS sont plus susceptibles d’avoir vécu des traumas sexuels/abus de leur famille, mais celleux-ci ne choississent pas le travail du sexe à cause d’un «dommage permanent» qui incite à l’autodestruction, mais plutôt à cause d’une précarité économique plus répandue chez les victimes d’abus. Les autres emplois qui sont proposés aux femmes, surtout sans diplôme, sont généralement sous-rémunérés. Les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être sans emploi ou sous-payées. Face à ces obstacles, la seule option envisageable est parfois le travail du sexe: «Les militants anti-prostitution devraient prendre au sérieux le fait que le travail du sexe est un moyen pour les gens d’obtenir les ressources dont iels ont besoin»6(p. 52). Cette réalité est particulièrement observable pour les femmes racisées et les personnes LGBTQIA+, d’où leur surreprésentation dans l’industrie.

Le problème des frontières

La défense des droits des TDS ne peut pas être mobilisée sans mentionner la situation des migrant.es. En 2021 aux États-Unis, le budget anti-trafic sexuel s’élevait à plus de 1,2 milliard – principalement pour des «campagnes d’information» et non pour aider des survivant.es, alors qu’en 2013, le budget mondial pour les droits des TDS était de 10 millions USD (p. 59). Les TDS étant jugé.es à la fois comme des coupables et des victimes, le gouvernement américain empêche toute personne ayant vendu des services sexuels dans les dix dernières années d’entrer sur leur territoire, au même titre que les espions, les nazis et les terroristes (p. 81). Passer la frontière américaine est toujours anxiogène pour un.e TDS; les agents peuvent demander, sans avoir besoin d’aucune preuve ou mandat, de fouiller dans leur téléphone à la recherche du moindre indice.

Dans l’univers du trafic sexuel, il est important de ne pas confondre kidnapping et migration volontaire; la situation dans laquelle une jeune fille blanche est kidnappée et abusée dans un autre pays est finalement très rare. La plupart du trafic sexuel concerne des gens qui veulent immigrer et qui paient des réseaux de passeurs pour y parvenir, étant souvent confrontés à de l’exploitation sexuelle – puisqu’être sans-papier signifie n’avoir que peu à pas de droits. Il ne faut pas blâmer ces migrant.es, mais plutôt modifier le système qui les empêche de migrer légalement et d’accéder aux mêmes droits que les citoyen.nes.

À cause des récits véhiculés par les médias et la culture populaire, certain.es défendent qu’il y aurait aujourd’hui un réseau d’esclavage de jeunes filles blanches encore plus grave que l’esclavage des afro-américains. Or, cette fausseté est très dangereuse et nous détourne du fait que «le descendant moderne direct de l’esclavage n’est pas la prostitution mais le système carcéral»7 (p. 76).  En effet, il y a davantage d’afro-américains incarcérés aux États-Unis qu’il y avait d’esclaves en 1850. D’ailleurs, l’appropriation du terme «abolitionniste» par les prétendues féministes anti-prostitution, référant aux luttes pour l’abolition de l’esclavage, est une démonstration de légitimité morale, donnant l’impression que ces luttes sont corollaires. Les groupes anti-prostitution sont pourtant généralement constitués de personnes blanches conservatrices, et ceux qui seront impactés par la criminalisation sont souvent les communautés afro-américaines (p. 7)

La source du problème est finalement que les frontières «rendent les gens vulnérables, et les personnes abusives se nourrissent de cette vulnérabilité»8 (p. 64). C’est-à-dire que la criminalisation des migrant.es sans-papier a directement créé le marché du trafic sexuel. L’État-nation trouve un coupable (ici le trafiquant), pour distraire le peuple du vrai problème: les frontières et le système carcéral. Il est donc important de garder en tête que la distinction entre trafic sexuel et travail du sexe ne devrait pas mener à penser que les arrestations des victimes de traite sont plus légitimes; il faut critiquer les frontières et le rôle qu’elles jouent sur la précarité des personnes migrantes. D’où le désaccord essentiel entre les féministes carcérales et les féministes pro-droits: «Nous ne sommes pas seulement en désaccord avec la solution, mais aussi avec le problème: pour les féministes carcérales, le problème est le sexe commercial, ce qui produit du trafic; pour nous, le problème, ce sont les frontières»9 (p. 83).
La distinction souvent opérée entre le travail du sexe et le trafic sexuel peut facilement suggérer qu’on est uniquement solidaires avec la cause des TDS citoyen.nes. Il est facile d’éviter la question du trafic sexuel, car cet oubli élude les zones d’ombre qui pourraient nous rendre moins légitimes aux yeux de la collectivité. Nous avons pourtant besoin d’intégrer les TDS migrant.es à nos luttes si nous voulons améliorer les droits de toustes: «Il n’y a pas de solidarité avec les migrant.es sans solidarité avec les putes et il n’y a pas de solidarité avec les putes sans solidarité avec les migrant.es»10 (p. 86).

Les auteur.ices sont d’avis que la politisation d’une TDS prend environ deux minutes. Iels vivent ou côtoient de près des situations d’injustice et d’oppression, ce qui les motivent à s’impliquer dans les revendications politiques. Malheureusement, seule une poignée d’activistes peut se permettre d’être exposé.e et donc de récolter plus de crédits pour ses actions. Nous devrions être toujours alertes aux cris de toustes les TDS, quels que soient leurs backgrounds ou leurs modes de communication. Putes mécontent.es, putes précarisé.es, putes migrant.es; vous n’êtes pas seul.es.

1. Juno Mac et Molly Smith. (2018). Revolting Prostitutes: The Fight for Sex Workers’ Right, Verso.

2.Traduction libre de «exited women come to be regarded as the ultimate symbol of female woundedness, with the criminalisation of clients as feminist justice».

3. «For sex workers and other marginalised and criminalised groups, the police are not a symbol of protection but a real manifestation of punishment and control».

4.«Don’t say sex work, it’s far too awful to be work».

5. «Part of believing me when I say I have been raped is believing me when I say I haven’t been».

6. «Anti-prostitution campaigners should take seriously the fact that sex work is a way people get the resources they need».

7.«the direct modern descendant of chattel slavery in the US is not prostitution but the prison system».

8.«make people vulnerable, and that vulnerability is what abusive people prey upon».

9.«We disagree not only on the solution, but on the problem: for carceral feminists, the problem is commercial sex, which produces trafficking; for us, the problem is borders».

10.«There is no migrant solidarity without prostitute solidarity and there is no prostitute solidarity without migrant solidarity».