Every mother is a working mother

Every Mother is a Working Mother

Par Adore Goldman et Latsami

Dans notre société, la sexualité est un produit que toutes les femmes sont forcées de vendre d’une manière ou d’une autre. En tant que femmes, notre pauvreté ne nous laisse pas beaucoup le choix. En échange de leurs services sexuels, les putains reçoivent de l’argent en espèces, et les autres femmes, un toit au-dessus de leur tête ou une sortie. Dans les deux cas, il y a un échange, mais ni les ménagères ni les putains ne sont reconnues comme des travailleuses.1

Quand les travailleur.euse.s du sexe (TDS) revendiquent la décriminalisation complète de leur travail, les partisan.e.s du modèle en vigueur répliquent à coup sûr que les travailleur.euse.s ne sont déjà plus criminalisé.e.s au Canada depuis l’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation en 2014.2 Cette affirmation est non seulement fausse – si les TDS ne peuvent être poursuivi.e.s pour avoir annoncé et vendu leurs propres services sexuels, iels peuvent l’être si iels collaborent avec des collègues – mais elle ignore aussi le fait que la criminalisation du travail du sexe vient avec son lot de préjudices. Pour les TDS qui sont mères ou parents, le stigma quotidien impose son lot de stress et de souffrances quand iels ont à faire aux services sociaux et de santé, entre autres ceux de la protection de la jeunesse. À travers ces institutions, l’État renforce les archétypes de la madonne et de la putain, en séparant les «bonnes» des «mauvaises» mères. 
Photo prise par AM Trépanier lors du Cabaret Support your local Whoreganization

Ce texte est le compte-rendu d’une enquête militante que nous avons menée. Nous nous sommes entretenues avec trois mères/parents TDS afin d’explorer leur expérience de la maternité/parentalité, particulièrement entourant leurs relations antagonistes avec les institutions de l’État.

  • Rebecca est une femme blanche, mère de deux jeunes enfants dont elle a la garde à temps partiel. Elle a commencé le travail du sexe après s’être séparée du père de ses enfants. À travers les années, elle a travaillé comme camgirl et escorte. 
  • Anita est une personne queer autochtone et parent de deux enfants qui sont maintenant adulte et adolescent. Iel est TDS depuis la fin des années 1990 et a travaillé dans plusieurs secteurs de l’industrie. Iel est maintenant organisateur.rice communautaire et escorte. Iel est également un.e ancien.ne utilisateur.rice de drogues, ce qui l’a mené.e à entrer en contact avec différentes institutions de santé et de services sociaux.
  • Chantal est autochtone et mère monoparentale d’une fille de 16 ans. Elle travaille dans l’industrie du sexe depuis l’âge de 14 ans et est maintenant masseuse érotique.

Pour toutes, le travail du sexe a été un outil pour lutter contre la précarité économique à laquelle les mères seules sont trop souvent confrontées. Cette stratégie est toutefois  jugée sévèrement et le stigma qui l’accompagne impacte leurs enfants. Trop souvent à la stigmatisation s’ajoute la répression. En effet, la menace de signalement à la protection de la jeunesse est utilisée pour contrôler les TDS, que ce soit par les ex-conjoints, les propriétaires ou par différents acteurs du système de santé et des services sociaux.

La madonne et la putain

Nous partons du principe que le sexe et la maternité font tous deux partie de la catégorie du travail domestique, et que ce travail sert à reproduire la force de travail d’aujourd’hui et de demain. En enfantant, en prenant soin et en éduquant, les femmes et les personnes queer/trans produisent la prochaine génération de travailleur.euse.s. Dans le cadre du couple hétérosexuel, le plus souvent, ce sont elles qui cuisinent, font le ménage et baisent pour s’assurer que les travailleurs d’aujourd’hui soient frais et dispos à se remettre à l’ouvrage le lendemain. Ainsi, le travail sexuel, tout comme la maternité, est un devoir que les femmes doivent remplir par amour, mais surtout, sans rémunération. Apparaissent alors deux catégories de femmes : la femme respectable et honnête d’un côté, qui se plie aux exigences de la reproduction sociale, et, de l’autre, la dévergondée, la déviante, qui refuse d’accomplir ce travail gratuitement, notamment en ce qui concerne la sexualité. Cette dichotomie assigne les femmes au travail domestique, tout en les privant d’un salaire ou d’un pouvoir sur leurs conditions de travail. Dans ce contexte, la criminalisation des TDS est une partie essentielle de l’application de ces politiques.

Le travail du sexe est, depuis longtemps, un moyen de survie pour plusieurs femmes et, par le fait même, pour leurs enfants. Toutefois, le contrôle de cette activité par l’État est relativement récent: selon Silvia Federici, le passage d’une industrie légère à une industrie lourde3 en Europe et en Amérique du Nord s’est accompagné d’un intérêt renouvelé du Capital dans le contrôle de la sexualité des femmes.4 En effet, ce nouveau type d’industrie exigeait des travailleurs en meilleure santé et capables de travailler dans des conditions difficiles. Le travail domestique des femmes est devenu essentiel à la reproduction d’une force de travail apte et bien disciplinée à travailler dans ces conditions. Les normes sexuelles et de genre, jusqu’alors associées à la vie domestique des femmes bourgeoises et de classe moyenne, ont été imposées aux femmes prolétaires blanches, et éventuellement aux femmes racisées et autochtones. Il n’était plus socialement acceptable qu’une femme travaille à l’usine, fréquente les tavernes, occupe l’espace public et surtout, délaisse la reproduction de la force de travail. L’instinct maternel, l’amour et le don de soi deviennent des qualités féminines encouragées, qui se traduisent par les interventions de l’État auprès des familles.
La colonisation a également joué un rôle important dans la catégorisation de certaines sexualités comme déviantes. Selon Kim Anderson, professeure et chercheuse cri-métis, les femmes autochtones se voient imposées le complexe de la vierge-putain qui se traduit dans l’imaginaire colonial, en celui de la «princesse-s*5»6. D’un côté, la princesse renvoie à la «frontière-vierge […] qui attend d’être franchie».7 Sa représentation la plus populaire est sans doute le personnage de Pocahontas. Au fil du temps, les femmes autochtones ont refusé l’étiquette de la princesse, et le pouvoir colonial a alors construit l’archétype de la s*, une femme paresseuse, obscène et immorale. Dans les deux cas, ce sont des figures sexualisées qui ont permis d’asseoir la domination patriarcale coloniale. Anderson note qu’en inventant cette figure stéréotypée, les autorités ont légitimé le retrait des enfants autochtones de leurs familles et de leur communauté pour les placer dans des pensionnats ou des foyers d’accueil. Ces images, précise Anderson, «sont comme des maladies qui se propagent à travers l’imaginaire autochtone et non-autochtones»8 et ne sont équivalentes à aucune réalité tangible. Ainsi, l’État capitaliste, patriarcal et colonial a tout avantage à contrôler la sexualité des femmes et à les diviser entre bonnes et mauvaises. À travers ce processus, il assure la reproduction de sa force de travail et sa domination coloniale.
Photo prise par Youssef Baati lors du rassemblement du 3 mars 2022 organisé par le CATS et ISWAC

Précaires et solidaires!

Les mères travailleuses, they stick together! – Anita

Quand Rebecca a commencé le travail du sexe, c’était pour offrir une meilleure qualité de vie à ses enfants après sa séparation. Sans diplôme, elle voyait bien que les emplois qui s’offraient à elle ne lui permettraient pas d’arriver financièrement. «J’ai fait mes calculs et j’ai vu que ça ne fonctionnait pas!», affirme-t-elle. Une amie l’a introduite à l’industrie du sexe, d’abord comme camgirl, puis comme escorte. Ce travail lui a permis de faire plus d’argent en moins de temps et d’avoir des horaires plus flexibles: «Je pouvais amener ma fille à la gymnastique à 4h et passer du temps avec mes enfants!» Même son de cloche pour Chantal. Lorsqu’elle était sur l’aide sociale, le travail du sexe lui a permis de trouver les fonds pour prendre soin d’elle et de sa fille: «J’ai essayé de me trouver une job “normale”, mais après une semaine de 40h, tu fais 400$ quand tu pourrais faire 700$ en 12h au salon [de massage]». 

Toutefois, le travail du sexe demeure un emploi précaire. Pour Anita et Chantal, qui ont toutes les deux travaillé dans des salons de massage, les quarts de travail de 12h posaient problème. Chantal devait également s’assurer de faire garder sa fille quand elle prenait des clients à la maison. Et il n’y a aussi aucune garantie de faire de l’argent! De plus, la criminalisation fait en sorte qu’aucune norme légale en matière de travail ne s’applique. Devant ces obstacles, les TDS bâtissent des réseaux de soutien: «On se faisait des arrangements; tu prends ma fille pendant mon shift et je prends ta fille durant ton shift», explique Anita. L’entraide entre putes vient donc pallier aux difficultés en ce qui a trait au gardiennage atypique.

Le vécu d’Anita, Chantal et Rebecca ne sont pas des exceptions. Les familles monoparentales ayant une femme comme cheffe de ménage sont statistiquement plus à risque de vivre avec des revenus insuffisants.9 Cela s’explique entre autres par le fait qu’une bonne partie de leur temps est dédié à prendre soin de personnes à charge, c’est-à-dire, du travail non-payé. Dans ce contexte, plusieurs se tournent vers le travail du sexe. Ces expériences font écho au rapport What’s a Nice Girl Like You Doing in a Job Like This? du English Collective of Prostitutes.10 Le collectif a comparé les conditions de travail des TDS à celles d’autres femmes et d’une personne non-binaire qui travaillent toustes dans des emplois largement féminisés – des emplois de soins et de services. Parmi ces participant.e.s, une mère monoparentale sans emploi rémunéré a participé et calculé les heures consacrées au soin de ses enfants. Les heures de travail gratuit qu’elle effectuait auprès de sa progéniture dépassait nettement les heures consacrées au travail rémunéré par les autres. Aussi, les femmes ayant des enfants ont rapporté être discriminées à l’embauche pour cette raison. Les frais de garde d’enfants représentaient la moitié des dépenses de ces femmes. Enfin, les TDS interrogé.e.s étaient celleux qui faisaient le plus d’argent en taux horaire. Pour le collectif, au vue de ce rapport, la question n’est pas de savoir pourquoi certaines femmes font du travail du sexe, mais plutôt de savoir pourquoi toutes les femmes ne le font pas.

Fils de putes ou fils de joie?11

Le travail du sexe transforme également l’expérience des enfants et leur relation avec leur mère. Anita et Chantal ont des enfants qui sont en âge de comprendre ce qu’iels font comme travail. Pour les deux, le travail du sexe a permis d’ouvrir la discussion avec leurs enfants sur la sexualité, le consentement et la santé sexuelle et reproductive. Cela fait partie de leur travail, et iels partagent leur expertise avec leurs ados. Iels leur transmettent également des connaissances quant aux ressources communautaires, ce qui leur facilite l’accès à des condoms, à des tests de dépistage et à des moyens de contraception.

Chantal espère que cette ouverture permettra à sa fille de ne pas vivre certaines expériences qu’elle a vécues: «Ma mère ne me parlait pas de sexualité. […] Quand j’ai commencé [le travail du sexe], j’étais jeune, j’étais avec un pimp, c’était très violent. Je me demande si le fait que je suis ouverte avec ma fille, ça va faire qu’elle est plus wise. Elle a accès à plein de knowledge que je n’avais pas!» Anita souligne l’importance que ses enfants connaissent leurs droits, qu’iels travaillent dans l’industrie du sexe ou au Mcdo.

Toutefois, les enfants font aussi l’expérience du stigma. Être un «fils de pute» est une insulte qui résonne différemment dans les oreilles des enfants des TDS. «Mes enfants se demandent si c’est dirigé contre eux», explique Anita. Étant donné son militantisme, ses enfants entendaient parler de travail du sexe dès un jeune âge, mais iel explique que c’est en grandissant que sa fille a compris de quoi il s’agissait. «Il fallait démêler ce qui était la réalité versus ce qu’on voit dans les films!» Iel a dû accompagner ses enfants dans leur manière de gérer cette information. «Tu ne veux pas dire que c’est un secret, parce que tu ne veux pas que tes enfants apprennent à garder des secrets s’il y a un abus. Mais il faut le dire à des personnes de confiance. Tu ne peux pas le dire à l’éducatrice spécialisée à l’école, par exemple.» Et pour cause, pour les TDS et leurs enfants, le dévoilement de ce métier entraîne souvent de graves conséquences.

Photo prise par Youssef Baati lors du rassemblement du 7 octobre devant le palais de justice à Montréal
Les ménagères de la nation Il n’est pas nouveau que le contact avec les institutions de l’État comporte un risque pour les TDS. Les premières lois sur le travail du sexe apparaissent à l’ère victorienne au XIXe siècle avec le courant de l’hygiénisme moral. En matière de prostitution, le moralisme qui prévalait est remplacé par des arguments «scientifiques» : c’est désormais le corps médical qui justifie la répression des TDS. En Angleterre, la Loi sur les maladies contagieuses de 1864 instaure des examens médicaux forcés aux TDS qui sont considérées comme des vecteurs de transmissions et responsables de l’épidémie de syphilis parmi les militaires.12

Les emplois typiquement féminins qui étaient préalablement administrés par l’Église – protestante ou catholique – sont désormais laïcisés et pris en charge par l’État et sont utilisés entre autres pour réprimer les TDS. Nathalie Stake-Doucet, docteure en science infirmière et militante, rapporte que Florence Nightingale, une pionnière des soins infirmiers modernes, affirmait que «les travailleuses du sexe renfermaient en elles un mal qui engendrait spontanément la maladie».13 Selon les conceptions hygiénistes de l’époque, la propreté n’était pas seulement physique, mais également morale. Selon la militante, Nightingale était également ouvertement en faveur de la colonisation britannique des territoires autochtones, qu’elle considérait comme civilisatrice.

Simultanément, le travail social se développe pour répondre aux problèmes sociaux qui émergent avec l’urbanisation. Des femmes de classe moyenne se portent garantes de l’application de ces nouvelles normes familiales dans les classes prolétaires et les familles immigrantes.14 Jane Addams, une des fondatrices du travail social, appartenait à ce mouvement dit «hygiéniste».15 Elle participa à développer en 1890 le Home Economics Movement, un regroupement de femmes de classe moyenne, autoproclamées «ménagères de la nation». Ce mouvement cherchait à imposer de nouveaux standards de propreté et de nutrition aux familles, principalement aux familles immigrantes. Addams est également reconnue comme une des grandes combattantes contre la «traite des blanches», un mythe particulièrement répandu à cette époque selon lequel des hommes racisés kidnappaient des femmes blanches pour les forcer à vendre des services sexuels.16

En tenant compte de l’histoire du développement de ces institutions étatiques, il n’est pas étonnant que, encore aujourd’hui, les TDS redoutent leur contact. Et pour cause: le signalement aux services de protection de la jeunesse est une menace constante utilisée pour contrôler les TDS.

Quand Rebecca a dévoilé son métier à sa mère, cette dernière l’a menacée d’informer la protection de la jeunesse. Puisque sa mère travaillait dans le domaine des services sociaux, cela l’a amené à cacher son métier à toustes les intervenant.e.s autour d’elle pendant longtemps: sa psychiatre, sa psychologue, son médecin… l’empêchant d’avoir des soins adéquats. Au final, ses craintes ne se sont pas avérées fondées: sa psychiatre et sa psychologue ont bien réagi à son dévoilement. Toutefois, sa mère à informer le père des enfants de Rebecca de son métier, et celui-ci a fait un signalement. Le dossier a été vite fermé, mais toute cette expérience a été éprouvante pour elle.

Pour Anita, la stigmatisation a commencé alors qu’iel était enceint.e et qu’iel s’est rendu.e dans un centre de thérapie pour sa consommation. Iel explique que «quand tu fais de la prosto de rue, tout le monde pense que tu n’as pas le choix, que tu es forcée et que tu es traumatisée…». Iel a défendu ses droits auprès de ses intervenant.e.s: «J’étais déjà une fière pute!» Quelques années plus tard, une crise psychosociale l’a mené.e à consulter une travailleuse sociale. Cette dernière lui a indiqué que si iel «retombait» dans le travail du sexe, elle n’aurait pas le choix de faire un signalement, ce à quoi iel a répondu: «C’est des paroles comme ça qui fait que les gens sont pas capables de te dire ce qu’ils ont  besoin de toi. Je ne te fais pas confiance et si j’étais dans le milieu, je ne te le dirais jamais». 

Chantal a également vécu ce genre de rapport avec un travailleur social. «J’étais en crise parce que mon loyer me coûtait 1000$ et mon chèque d’aide sociale était de 300$», confie-t-elle. Toutefois, la relation avec son travailleur social était tout sauf soutenante. «C’était un pervers: il me regardait tout le temps les seins. Quand je lui ai nommé que je faisais des massages à côté pour du extra money, il a fait un signalement!» Elle pose l’hypothèse qu’il espérait des services sexuels gratuits pour acheter son silence. «Peut-être qu’en regardant mes seins, c’était son message!»

Broderie par Melina May

La rareté des grands logements place aussi les TDS dans une position vulnérable. Pour Rebecca, l’accès à un logement de taille adéquate a été une difficulté majeure que le travail du sexe lui a permis de surmonter. «C’est la plus grande dépense qui vient avec le fait d’avoir des enfants!» Une difficulté partagée par Chantal, dont le loyer dépassait grandement le montant de son chèque d’aide sociale. Et lorsque les proprios connaissent l’activité de leur locataire, iels se retrouvent dans un rapport de pouvoir qu’iels exploitent. Celui de Chantal la menaçait de faire un signalement à cause de son travail si elle ne déménageait pas. «Ça a marché. Ce n’était pas une chance que je voulais prendre, alors j’ai déménagé…»

Une lutte pour le temps

À la lumière de ces témoignages, on constate que la précarité économique des femmes et des personnes queer/trans est un facteur central dans la décision de pratiquer le travail du sexe, particulièrement quand on a des enfants à charge. Cet état de fait est très souvent utilisé par les militantes anti-prostitution pour défendre «l’abolition de l’industrie du sexe» – qui ne s’est pourtant jamais matérialisée malgré la criminalisation actuelle.

Au contraire, les politiques qui entourent notre activité accroissent la stigmatisation, ce qui mène à la répression des «mauvaises» mères qui pratiquent le travail du sexe. Un élément qui revient constamment dans les témoignages de Rebecca, Anita et Chantal, c’est que la menace de signalement génère beaucoup de peur, mais très peu de ressources au final. Après que son travailleur social ait signalé Chantal, la DPJ n’a pas retenu le signalement mais, personne dans toute cette histoire ne l’a aidée à trouver un logement respectant sa capacité de payer.

Si pratiquer le travail du sexe n’est jamais un choix dépourvu de contraintes économiques, c’est vrai pour l’ensemble des décisions prises dans un monde capitaliste. Comme l’affirme Juno Mac et Molly Smith, TDS et militantes au Sex Workers Advocacy and Resistance Movement, «les travailleur.euse.s du sexe revendiquent la reconnaissance de leur capacité à lutter contre le travail – même de le haïr – tout en étant considéré.e.s comme des travailleur.euse.s. Nul besoin d’aimer ton travail pour vouloir le garder.»17

Ainsi, en tant que mères et TDS, se positionner comme travailleur.euse.s permet de revendiquer les ressources dont on a besoin pour vivre dans des conditions décentes. Nous en avons ici nommé plusieurs: accès à un grand logement et dans sa capacité de payer, des services de garde gratuits et adaptés aux horaires atypiques, des revenus d’aide sociale décents – et pourquoi pas un salaire!

Enfin, ce qui ressort de cet entretien avec Anita, Chantal et Rebecca, c’est que les mères et parents TDS ont besoin de moins de travail et plus d’argent, comme l’illustre les propos d’Anita: «Comme les autres parents, on est toutes en train de se démener pour survivre et offrir à nos enfants ce dont ils ont besoin. On veut avoir plus de temps de qualité avec nos enfants!»

1. Wages for Housework. (1977). «Housewives & Hookers Come Together», Wages for Housework Campaign Bulletin, vol. 1, no 4, Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont dans dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Éditions du remue-ménage.

2. L’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et personnes victimes d’exploitation en 2014 a rendu le travail du sexe illégal pour la première fois au Canada. Cette loi interdit de promouvoir les services sexuels d’une autre personne, de communiquer dans certains lieux publics pour offrir ses services, de profiter matériellement du travail du sexe et de se procurer des services sexuels quelqu’en soit le contexte.

3. L’industrie légère est associée à la production de biens destinées à la consommation, comme les aliments et le textile. L’industrie lourde renvoie par exemple à l’extraction minière, la métallurgie et le transport ferroviaire. Elle nécessite l’emploie d’outils et de capitaux importants.

4. Silvia Federici. (2021). «Origins and Development of Sexual Work in the United States and Britain», Patriarchy of the Wage. Notes on Marx, Gender, and Feminism, p. 109.

5. En tant que personnes allochtones, nous avons choisi de ne pas expliciter le mot en S utilisé par Anderson puisqu’il est empreint d’une connotation péjorative, raciste et sexiste.

6. Kim Anderson. (2000). «Chapter Six. The Construction of a Negative Identity», A Recognition of Being : Reconstructing Native Womanhood, p. 99- 112

7. Traduction libre de «virgin frontier, pure border waiting to be crossed». Idem, p. 101

8. Traduction libre de «these images are like a disease that has spread through both the Native and the non-native mindset» Idem, p. 100

9. Au Québec en 2019, 30% des familles monoparentales vivaient sous le seuil de la pauvreté contre 9% des familles biparentales. 75% des familles monoparentales ont une femme comme cheffe de ménage. Malgré un taux d’emploi plus élevé, ces familles sont plus pauvres que les familles monoparentales ayant un homme comme chef de ménage.
Conseil du statut de la femme. (2019). Quelques constats sur la monoparentalité au Québec. p.17
Secrétariat à la Condition féminine Québec. (s.d.) Les femmes monoparentales. Quelques données statistiques pour l’égalité entre les hommes et les femmes

10. English Collective of Prostitutes. (2019). What’s a Nice Girl Like You Doing in a Job Like This?

11. Référence à la chanson de Stromae, Fils de joie (2022).

12. Frédéric Regard. (2014). Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du XIXe: la croisade de Josephine Butler. ENS Édition 

13. Nathalie Stake-Doucet. (2020). La dame raciste à la lanterne. Revue Ouvrage.   

14. Mariarosa Dalla Costa. (1997). «Mass production and the new urban order», Family, Welfare, and the State Between Progressivism and the New Deal, Commons Notion, p.9

15. Idem, p. 99

16. Nicole F. Bromfield. (2015). Sex Slavery and Sex Trafficking of Women in the United States, Sage Journals
Pour en savoir plus sur la traite des blanches et l’historique raciste des lois sur le travail du sexe voir Jesse Dekel. (2022). Un très bref survol de l’historique raciste des lois américaines contre le trafic sexuel, CATS Attaque ! Deuxième édition 

17. Juno Mac, Molly Smith. (2020). Le sexe n’est pas le problème dans le travail du sexe. Revue Ouvrage

Let porn wrap your view Jesse Dekel

Des brumes d’idées

Des brumes d'idées

Céleste

Choisir de travailler dans cette industrie m’a principalement apporté un emploi. Je pouvais finalement travailler moins d’heures et gagner beaucoup plus d’argent. Sur cette scène assez marginalisée, un peu à part du reste de la réalité, quelques pensées me sont venues tout au long de mes expériences. Des fois, c’était des apprentissages dont je me souvenais ou de nouvelles perspectives qui m’éclairaient. Alors voici quelques pensées que j’ai notées au fil des dernières années. 

Jesse Dekel

L’espoir est partiellement une ouverture radicale 

En essayant de continuer à vivre dans ce monde pourrissant, je cherche un sens et de l’espoir un peu partout. Des aperçus de cela me sont offerts dans les détails de la vie et chez mes proches. J’en suis venue à croire qu’un sentiment d’espoir peut émerger d’une ouverture radicale face au monde et aux autres qui nous entourent. Si nous pouvons nous décentrer de ce que nous vivons dans l’instant, cela ne peut qu’amener davantage de connexions entre nous. Laisser aller nos biais, la quête de toute une vie, ne peut uniquement qu’amener du bien à soi et aux autres. Être ouvert à recevoir peu importe ce que l’autre présente, sans jugement, peut atténuer une partie de la solitude que nous ressentons tous. L’espoir n’a pas besoin d’être total pour exister. Il peut être vu dans la mince lumière de la possibilité de continuer ou dans l’enchaînement à la continuité. L’ouverture peut nous montrer que rien n’est fini et que tout peut encore survenir.

Le pire et le meilleur de l’humanité s’entremêlent dans ces espaces. 

Comme partout où nous regardons, nous pouvons trouver de la dualité dans notre monde humain et notre imaginaire. Dans cette industrie, où les clients peuvent réaliser leurs fantasmes et combler leurs besoins de connexion et d’intimité, j’ai rencontré les gens les plus incroyables. Des collègues qui rayonnaient sans effort. Leur passion, leur curiosité, leurs mouvements et leur sensibilité étaient si transperçants que je ne pouvais pas détourner le regard. Elles m’ont inspirée à mieux me connaître. J’ai appris plus à propos de l’empathie et de l’accueil de l’autre dans ce domaine que nul part ailleurs. Il y a aussi les pires types de gens dans ces espaces; des abuseurs qui n’ont aucun souci pour les autres. Des gens tellement déconnectés, qu’ils ne font aucun sens à mes yeux. Leurs préoccupations frivoles pour l’argent, les apparences, les normes sociales et leur égo les séparent des autres et façonnent leurs relations interpersonnelles. Les hommes vont faire confiance à d’autres hommes pour l’unique raison qu’ils ont déjà eu des transactions financières réussies entre eux. Ils protègent les leurs. Leurs émotions noires sont tellement nourries par eux-mêmes qu’elles les consument. C’est plus facile de rester aligné avec ces sentiments que d’accepter un tout autre individu avec ses propres vues. Ce fut toujours fascinant et insupportable d’être témoin et de faire partie d’un petit monde régi par l’argent, les addictions et l’hétéronormativité dans lequel l’intimité et les connexions profondes pouvaient s’épanouir quand même.

X-Rated collage Adore Goldman
Collage: Adore Goldman

Protégez votre coeur. 

En apprenant à être là pour soi-même, il faut chercher des moyens de protéger son coeur. N’importe quoi peut prendre la forme d’un soulagement si vous le souhaitez. Peut-être que la première façon que vous avez trouvé pour épargner votre coeur a été la dissociation. Quitter cette réalité pour accéder à un genre de paix au loin. Être ailleurs peut être vital, cela peut vous aider à survivre. Je me suis perdue dans ma cachette et je sens que ce qui peut aider, c’est de revenir à soi-même. Soyez le plus proche de vous que vous pouvez. Connaissez ce qui vous apaise, ce qui vous aide à aller de l’avant.

Avec amour, 

Céleste

Du Red Light au Quartier des spectacles 

Du Red Light au Quartier des spectacles

Industries culturelles et créatives, travail du sexe et gentrification

Entrevue par Maxime Durocher et Adore Goldman

AM Trépanier est un.e artiste-chercheur.euse, éditeur.trice et travailleur.euse culturel.le. À travers sa pratique, iel explore la particularité de différents médias, technologies et actions à (re)médier les discours qui traversent une situation donnée. Ses activités artistiques se traduisent sous la forme de publications, de vidéos, de discussions, de sites Web et d’expositions. Dans son travail, iel porte une attention particulière aux tactiques performées par des communautés marginalisées et des publics alternatifs afin de produire des espaces autres, de se donner accès à l’information et de s’approprier différents outils techniques.

AM a collaboré avec le Comité autonome du travail du sexe (CATS) dans le cadre du projet Dans le souffle de c., qui porte sur les processus de gentrification urbaine qui ont mené à la requalification d’un site dédié au travail du sexe en un imposant pôle de diffusion artistique et culturelle: le 2-22. Nous lui avons demandé de nous parler un peu plus de son processus et des découvertes qu’iel a faites au cours de ses recherches.

Adore Goldman (AG) et Maxime Durocher (MD): Comment en es-tu venu.e à t’intéresser à l’histoire du 2-22 ?

AM Trépanier (AM): À l’automne 2021, j’ai été invité.e à participer à une exposition collective qui réfléchit à la notion de valeur d’un point de vue critique, au-delà de sa définition par l’économie de marché. Les commissaires souhaitaient créer un espace qui puisse présenter différentes positions adoptées par des artistes vis-à-vis de l’institution de l’économie.

En amorce du projet, j’ai fait une recherche générique sur l’histoire du lieu où se situe l’exposition: les locaux de VOX, un centre de recherche et de diffusion de l’image contemporaine, ont élu domicile dans un complexe culturel appelé le 2-22 situé à l’angle de Saint-Laurent et Sainte-Catherine. En creusant l’histoire du 2-22, qui a été réalisé par la Société de développement Angus (SDA) et inauguré en 2012, je suis tombé.e sur une image du bâtiment qui l’avait précédé à cet endroit-là, simplement en me promenant sur Google Street View et en observant l’évolution de ce coin de rue au fil du temps.

J’ai été happé.e par le contraste. Avant qu’elle ne disparaisse, la bâtisse qui faisait le coin abritait encore jusqu’en 2008 différentes petites entreprises et comptait parmi celles-ci le Studio XXX, un cabaret érotique qui proposait différents services comme un peep-show, des cabines privées de visionnement de films XXX et des danses contact. Bref, cet édifice était largement dédié à l’industrie du sexe.

Ce qui m’est immédiatement et tout naturellement venu en tête, c’était un désir de savoir ce qui avait causé une telle transformation de cette intersection. Quelles forces étaient entrées en jeu pour en venir à changer le quartier ainsi, et qui étaient les protagonistes majeur.e.s de cette transformation? Quelles positions ces protagonistes – les institutions artistiques, les médias, la municipalité, la société de développement immobilier, les groupes communautaires, l’État – ont-iels occupé.e.s dans l’histoire de cette «revitalisation» du quartier? À qui ce changement profite-t-il?

Eugene Harberer, «Montreal.Forgaty & Bros. Wholesale and Retail Shoe Factory and Shop, Corner St. Catherine and St. Lawrence main Streets, 1875», Pièce 1979, Canadian Illustrated News 1869-1883, https://tinyurl.com/usineforgaty

AG-MD : Quand tu as fait tes recherches, qu’as-tu découvert concernant le processus de consultation par rapport à la transformation du secteur? Est-ce qu’il y avait des protagonistes qui étaient pour ou contre la démolition et le nouveau projet? Comment ça s’est passé?

AM : Tout ce que j’ai trouvé dans les archives de la Ville de Montréal sur la démolition de l’ancien bâtiment, c’est une résolution adoptée en 2006 au conseil municipal pour exproprier (avec dédommagement) les locataires du bâtiment dont le Studio XXX faisait partie. Il n’y aurait eu aucune consultation publique pour la démolition.

Cela dit, comme le projet initial du 2-22 proposait la construction d’un immeuble dépassant la hauteur limite permise par le Plan d’urbanisme de la Ville de Montréal, il devait y avoir une consultation publique afin d’obtenir l’autorisation avant de pouvoir procéder. C’est à ce moment-là que les différents intérêts de la population et organismes impliqués ont pu être cernés. Les différent.e.s intervenant.e.s étaient très divisé.e.s.

De manière générale, les organismes culturels et artistiques, surtout ceux qui étaient impliqués dans le projet et qui allaient avoir accès à la propriété grâce au projet 2-22, étaient absolument en soutien avec sa réalisation. Ça leur assurait une sécurité, un accès à un espace de travail et de diffusion qui serait autrement pratiquement impossible à trouver. C’est un enjeu réel du milieu de la culture et des arts, je ne le nie pas. L’accès aux espaces est très difficile pour les artistes et les diffuseurs, qui ne sont pas épargné.e.s par les hausses de loyer liées à la gentrification. Alors, une vitrine permanente en plein milieu du Quartier des spectacles, c’était extrêmement prometteur pour des organismes comme VOX.

À l’inverse, les organismes patrimoniaux et communautaires ne voyaient pas le projet d’un aussi bon œil. Les organismes patrimoniaux craignaient que les projets de la SDA s’intègrent mal au patrimoine historique du quartier, surtout pour le projet sœur du 2-22, le Quadrilatère Saint-Laurent [aujourd’hui appelé le Carré Saint-Laurent]. Ce deuxième volet a notamment failli faire disparaître le Café Cléopâtre, mais celui-ci s’est opposé et a refusé d’être exproprié. Le dossier s’est d’ailleurs rendu jusque devant les tribunaux.1

Plusieurs organismes communautaires se sont opposés au projet ou ont émis des réticences – parce qu’il y a une nuance importante à souligner : les organismes reconnaissaient qu’il y avait une certaine valeur dans ce projet, bien qu’ils y voyaient aussi des dangers principalement concernant les résident.e.s du quartier. Des organismes comme Stella2 ont rédigé un mémoire pour manifester leurs inquiétudes.3 

À la base, ce qu’elles proposaient, c’est surtout d’être partie prenante dans le projet, de faire partie du projet de développement du 2-22 comme un.e acteur.trice local.e, d’avoir un mot à dire, de participer à la réalisation du projet, d’être consultée. Elles ont tendu la main au développeur du projet, mais ça n’a pas été accueilli positivement.

Pourtant, Stella a résidé pendant huit ans sur la Main, et connaissait donc très bien le quartier. De plus, elles font partie d’un bon nombre de personnes et d’organismes qui ont dû être relocalisés à cause du mauvais état des lieux. Elles aussi reconnaissaient que c’était un quartier qui avait besoin de soin, d’amour, de fonds et de développement, mais pas nécessairement de la manière proposée par la SDA, l’entreprise qui a réalisé le projet du 2-22.

Une autre chose que j’ai apprise en lisant le mémoire de Stella, c’est qu’à l’époque où elles étaient sur le boulevard Saint-Laurent, elles avaient une vitrine et y organisaient des expositions, principalement sur le travail du sexe et l’histoire du Red Light.

Cela souligne bien un enjeu important lorsqu’on parle de politiques culturelles: qu’est-ce qui est défini comme faisant partie du secteur culturel et à quels types de pratiques donne-t-on de la visibilité? Par exemple, ce qui est issu du travail du sexe, comme ce que présentait Stella dans sa vitrine, n’aurait pas pu se retrouver aussi facilement dans les murs du 2-22 puisque les «gardien.ne.s de la culture» jugeaient l’activité immorale. C’est ce dont témoignent les règlements de l’immeuble. On ne leur donne pas de place dans les lieux d’exposition, les lieux de diffusion culturelle parce que ces formes d’expressions sont taboues pour certain.e.s. En choisissant de ne pas offenser, on les place en marge. C’est curieux puisqu’historiquement, le travail du sexe et les arts ont entretenu une grande proximité. 

Ce que je trouvais aussi vraiment dommage dans toute cette façon de faire, c’est qu’en déplaçant les communautés qui y vivent, on vient complètement briser le lien entre ces communautés et leur lieu d’activité, on brise leur historique en les repoussant complètement à l’extérieur des centres, loin de leur passé. On empêche ainsi la transmission continue des histoires liées aux lieux de ces communautés de pratique. Notre discussion avec le CATS l’a bien mis en évidence. C’est vraiment difficile de pouvoir cultiver la mémoire du milieu, de la culture d’un groupe, quand les liens sont ainsi brisés à plusieurs niveaux par la gentrification.

Une autre chose intéressante avec le mémoire rédigé par Stella, c’est qu’elles y faisaient une liste des effets néfastes qui avaient déjà été observés dans le secteur depuis sa requalification, avant même que le projet du 2-22 soit présenté au public. Durant une période où la gentrification était en train de s’amorcer, où le Quartier des spectacles commençait à s’ériger, elles ont fait une analyse de terrain qui démontre non seulement qu’il y avait déjà des déplacements des travailleur.euse.s du sexe (TDS) vers d’autres secteurs, mais qu’à l’époque, il y avait de plus en plus de contrôles policiers, de présence policière en tout temps dans le secteur et un nombre croissant de contraventions données aux «indésirables». Cela créait, comme avec la destruction du Studio XXX, des pertes d’emploi, des pertes de réseaux entre TDS et un effacement de leur mémoire collective dans le quartier. Avant que le 2-22 apparaisse, c’était déjà un enjeu bien présent.

Wikipedia. (s.d.). Terrain vacant du 2-22 en 2008, récupéré de https://tinyurl.com/terrainvacant

AG : Est-ce que dans le nouveau projet, tu as pu trouver des justifications pour la nécessité de revitaliser le milieu?

AM : Sur son site Web, la SDA utilise plusieurs  slogans et images pour présenter ses projets, et un terme qui revient souvent, c’est  «revitaliser», dans ce cas-ci «revitaliser par la culture».4 Cela met vraiment des mots sur le phénomène que j’ai étudié pendant la réalisation de ce projet. Ce qu’on y dit, c’est que le quartier était «mort» et qu’on avait besoin de le faire revivre en remplaçant la culture locale par une autre, plus contrôlée et rentable. 

MD : À leurs yeux c’était mort, pourtant ce ne l’était pas. Il y avait des activités, mais qu’iels ne reconnaissaient pas.

AM : Oui, exactement. Souvent des activités invisibilisées ou illicites, mais ça ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas. D’ailleurs, dans une entrevue, Gérald Tremblay, le maire de la Ville de Montréal en poste lors de la construction du 2-22, disait qu’il en avait vraiment marre de voir des bâtiments placardés. On sent un désir de rentabiliser l’espace à tout prix, mais pas de donner un accès au logement, à des cliniques de santé ou à des choses qui pourraient vraiment servir la population. On ne peut pas faire que des lieux d’art, des bureaux, des espaces de divertissement ou de consommation, on doit diversifier les activités d’un secteur pour vraiment permettre aux gens d’y habiter, d’y vivre convenablement.

Collage de Adore Goldman

AG-MD : Dans ton processus, tu as réalisé une entrevue avec des TDS, dont des militantes du CATS. Qu’est-ce qui en ressort sur les relations entre la gentrification et le travail du sexe ?

AM : Je pense que c’est le collectif lui-même qui a le mieux répondu à cette question-là. Je vais donc vous partager les points saillants.

Ce qui m’a le plus marqué dans la discussion, c’est que la gentrification comme phénomène n’est pas juste une question d’espace. Ça commence par le déplacement de communautés, oui, mais les effets vont au-delà de ça. Notamment pour les TDS, il y a l’impact psychologique et relationnel, car ce déplacement affecte leur capacité à se soutenir mutuellement.

Ce qui est très impressionnant, c’est que malgré cela, les TDS trouvent des manières de recréer leurs liens, de développer de nouvelles méthodes pour se soutenir, d’être présent.e.s les un.e.s pour les autres, et ainsi, se donner les ressources dont iels ont besoin pour travailler. Je pense que c’est vraiment ça que le CATS incarne.

Quelque chose d’autre qui a aussi été beaucoup nommé pendant l’échange, c’est que plus on détruit les espaces de travail qui sont dédiés au travail du sexe, plus les TDS se retrouvent isolé.e.s, à travailler chacun.e de leur côté. Ça rend les efforts de solidarité et de lutte commune plus difficiles, mais ce n’est pas suffisant pour les arrêter complètement; il y a toujours des efforts qui persistent!

Ces déplacements mettent aussi en valeur toute l’importance des espaces communs, des espaces qui sont liés aux activités professionnelles communes. On s’aperçoit ainsi que c’est dans ces espaces où il y a des échanges, des moments de partage, que c’est là que la sororité se développe et transforme ces lieux en espaces sanctuaires.

Tant que le travail du sexe demeurera une activité criminalisée, il y aura une limite à la protection que pourront trouver les TDS dans leurs espaces de travail, un enjeu crucial. Iels assurent leur sécurité par leurs propres moyens, dénotant une résilience phénoménale malgré la transformation urbaine qui progresse constamment et met un frein à leur recherche de sécurité.

Ce qui a été aussi constaté pendant l’échange, c’est que dans le Quartier des spectacles, on observe un processus vicieux et ironique qui délocalise des communautés professionnelles pour ensuite se servir de leur langage, de leurs symboles, de leurs outils de représentation pour promouvoir le nouveau quartier assaini et lui donner plus de valeur. Par exemple, la façade vitrée du bâtiment 2-22 est, semble-t-il, une référence aux effeuilleuses qui se dénudaient dans les vitrines du Red Light. On vient tirer énormément de profit des symboles de ces communautés, tout en leur refusant de pratiquer leurs activités professionnelles, d’en tirer profit en maintenant leur criminalisation ou en les interdisant tout simplement comme on a pu voir avec le 2-22.

De plus, en gentrifiant et en déplaçant les communautés, en fermant leurs espaces de travail, on vient aussi limiter l’accès que celles-ci ont aux services dont elles ont besoin. Par exemple, Stella a dû se relocaliser avec la gentrification, ce qui a eu un impact négatif sur la capacité des TDS à avoir accès à ces services de première ligne, des services essentiels, qu’offre Stella.

Je terminerais en disant que de manière générale, la gentrification invisibilise toutes ces pratiques marginalisées en les poussant de plus en plus des centres vers des coins plus isolés, loin du regard du reste de la société. Cela met ces personnes-là en danger, car plus elles sont invisibilisées, plus elles sont à risque d’abus et de violences. C’est un effet extrêmement pervers de la gentrification. C’est une violence sanctionnée par les autorités.

AG-MD : Es-tu le.a seul.e artiste qui s’est intéressé.e au bâtiment qui a précédé le 2-22

AM : J’ai trouvé d’autres artistes qui s’y sont intéressé.e.s et qui ont voulu documenter l’existence de ce peep-show, avant qu’il ne soit détruit.

Il y a Mia Donovan, une photographe et documentariste qui a consacré le début de sa carrière à documenter le milieu du travail du sexe. Durant cette période, elle a réalisé une série de photographies avec des TDS dans l’ancien Studio XXX.5 C’est à ma connaissance parmi les rares images que l’on a de l’intérieur du lieu avant sa destruction.

Il y a aussi Angela Grauerholz, une autre artiste visuelle, qui a tourné une vidéo de l’intersection en 2005. À l’époque, on pouvait y voir une rétroprojection de deux danseuses dans la fenêtre du Studio XXX qui faisait le coin de Saint-Laurent et Sainte-Catherine.

Ces artistes ont préservé l’existence de ces TDS-là en les mettant à l’avant-plan de leur lieu de travail. Elles se sont vraiment intéressées à la physicalité, la présence incarnée des corps des TDS dans ces espaces-là, et non juste au bâtiment lui-même. Ça m’a beaucoup marqué. C’est mon souhait aussi de justement essayer de creuser ces connexions, qui sont multiples, entre les arts et le travail du sexe. Nombreux.ses sont les TDS qui font de l’art et les artistes qui font du travail du sexe. Je pense qu’on a beaucoup à apprendre et à partager.

Dans le souffle de c. a été présenté dans le cadre de l’exposition L’imaginaire radical II : désœuvrer la valeur / Reclaiming Value du 9 septembre au 3 décembre 2022 à VOX, centre de l’image contemporaine

Vous trouverez d’autres ressources documentaires ayant servi à nourrir le projet sur son complément Web : https://tinyurl.com/danslesoufledec 

1. Pour en savoir plus sur la lutte du Café Cléopâtre: Wikipedia. (s.d). Café Cléopâtre, récupéré de https://tinyurl.com/cafecleopatre

2. Stella est un organisme communautaire qui a pour but d’améliorer la qualité de vie des travailleuses du sexe et de sensibiliser et d’éduquer l’ensemble de la société aux différentes formes et réalités du travail du sexe afin que les travailleur.se.s du sexe aient les mêmes droits à la santé et à la sécurité que le reste de la population. Pour en savoir plus voir: https://chezstella.org/

3. Pour lire le mémoire rédigé par Stella: Stella. (2009). Mémoire sur la requalification du Quartier des spectacles, récupéré de https://tinyurl.com/quartierdesspectacles

4. Société de développement Angus. (s.d.). Le 2-22, récupéré de https://tinyurl.com/le2-22saintlaurent

5. Cette série de photographies a été présentée au Monument National en 2008 dans le cadre de l’exposition Le Coin produite par UMA, la Maison de l’image et de la photographie. Les trois artistes sélectionné.e.s étaient invité.e.s à documenter l’intersection des rues Saint-Laurent et Sainte-Catherine, à l’aube de sa transformation. Pour en connaître davantage sur cette exposition: UMA, la Maison de l’image et de la photographie. (2008). Le Coin, récupéré de http://www.umamontreal.com/lecoin/

Poèmes – Par Percevale

Poèmes

Percevale

I.
la prostitution c’est pas
un contrat
c’est pas un mari
j’ai pas d’bague au doigt

je le fais comme ca
de bonne chatte
de bonne foi

avant d’ramasser mon cash
pis d’leur dire
‘’bon ciao’’

donnez moi des sous
pour qu’j’achète à mon tour
quelque chose pour charmer
tous les hommes à mon goût

j’suis preneuse de cadeaux
même les impersonnels
tout l’monde adore le vin
et moi j’en fait des poèmes

je n’aime pas les bijoux
mais quand j’en reçois
par vous
je me trouve élégante
et ca m’excite étrangement

je tombe amoureuse
3 fois chaque jour
durant moins d’trente minutes
et j’connais rien à l’amour

Peinture par Percevale

II.
ils rient à mes blagues de
bon coeur
mi nostalgie mi bonheur
mes vieux sans coeur
charitables
qui l’diront jamais à leur femme
moi j’ai pris le choix
d’en profiter
j’y trouve de quoi d’poétique
j’trouve même ça
bien comique
moé j’ai décidé
que j’peux prendre c’que
ça engendre
c’est comme un
travail d’actrice
de psy, d’pénis pas trop steadé
sé rentrées
d’fric
c’comme un travail qui t’scie
en deux à grands
coups d’bat
qui t’apporte du pain sa table
pis qu’tu peux faire partout
sa map
quand t’es prostituable

III.
j’viens d’enlever tous
mes vêtements
reste juste mes
boucles d’oreilles
mais j’en portais rien qu’une
aujourd’hui
je dors au salon d’putes ce soir
demain c’est l’heure
j’espère e rien sentir
(j’ai juste envie de toi)
je pique une sniffe sur
mon bras
ca sent ta sueur un peu
on n’est pas trop forts sur les
douches quand on est
ensemble hen
moi ici j’me lave après
chaque client,
les chambres empestent
le condom
le parfum cheap pis la souillure
je repense à toi tantôt
qui m’a dit ‘’je t’aime’’ pour la
première fois

maudit que la vie c’est beau.

IV.
les filles chialent qui’a
pas d’client
ca s’maquille en attendant
elles me disent de peigner
mes ch’veux
que le self-care c’est important

j’veux juste être fière comme
un bateau
qui’a pas d’humain
d’embarqué d’dans
tout c’qui m’importe c’est
d’pas couler
j’me criss du sens que
va l’courant

V.
les motels seront
des royaumes
comme le vieux banc arrière du
char
les lits seront des temples
et les cigarettes des remèdes
dans nos gueules puantes de
vivant
qui s’embrassent sans arrêt
qui mangent la bouche ouverte
et qui rient tout le temps

Au delà de la fierté : Appel à la solidarité pute et queer

Au-delà de la fierté

Appel à la solidarité pute et queer

Adore Goldman, Cyprine & Melina May

Ce texte a été écrit à l’été 2022 et distribué lors de la journée communautaire de la Pride le 5 août ainsi qu’au Salon du livre Anarchiste le 6 août alors que se terminait la Conférence internationale sur le SIDA qui avait lieu à Montréal.

Photo par Youssef Baati durant une manifestation organisée par le CATS le 7 octobre 2022

Parmi les attaques moralistes dont fait régulièrement l’objet la Pride – et ce, même à l’intérieur de nos communautés – un reproche en particulier semble indéboulonnable: la Pride serait décidément un événement trop sexuel. En effet, des tenues fétiches aux défilés drag en passant par les démonstrations d’affection physique en public, les queers exhiberaient une sexualité trop présente, trop criarde, trop vulgaire, trop dérangeante. La Pride serait cet espace d’hypersexualisation des corps, et celleux qui y participent seraient d’invétéré.e.s baiseur.euse.s sans dignité. 

 

À la fois cette critique révèle les biais de celleux qui la formulent : dans une perspective cishétéro et bourgeoise, le sexe est privé; il se pratique au sein de la chambre à coucher bien à l’abri du regard public. Mais d’un autre côté, elle permet de révéler la place importante que revêt le sexe dans nos communautés. Si cette critique rate la dimension politique du sexe, elle a quand même raison sur une chose : la Pride, et les communautés queers ont mis la sexualité au coeur de leur agenda politique. Et c’est tant mieux.

 

C’est à partir de ce constat qu’on peut poser la question de la place des travailleur.euse.s du sexe (TDS) au sein des revendications queers et des espaces comme la Pride. Si les queers ont de fait été associé.e.s à un mouvement de libération, de reconnaissance des minorités sexuelles, qu’en est-il de la place des TDS? Si le sexe est si présent dans nos communautés, et de manière bien plus profonde qu’un simple «sexe de fête», comment celleux qui le pratiquent au quotidien, celleux qui en sont expert.e.s, les TDS, s’articulent au projet de libération queer? Nous, en tant que militantes du Comité Autonome du travail du sexe (CATS), prenons l’occasion de cette Pride 2022 pour rappeler à nos adelphes queers quelques pistes de solidarité entre nos groupes, et la nécessité d’une position politique en faveur de la décriminalisation du travail du sexe dans les manifestations queers telles que la Pride.

Queer et TDS, une histoire commune, une libération ensemble !

Les queers et les TDS partagent une mémoire collective de lutte. La Pride et son défilé dans la rue, célébrant toutes les minorités de genre et sexuelles, se déroule chaque année en hommage aux émeutes de Stonewall qui ont eu lieu en juin 1969. Sans refaire le récit de cette histoire devenue ultra célèbre (peut-être même trop, au point d’en faire l’année 0 du mouvement des droits homosexuels), il est important de rappeler que les TDS occupaient une place centrale dans les communautés sexuelles dites «déviantes», précisément celles qui fréquentaient le Stonewall Inn. En effet, la survie de beaucoup de personnes queers et trans reposaient sur le travail du sexe. Surtout, les émeutes de Stonewall ont été particulièrement marquantes en ce qu’elles ont instauré un rapport de force avec la police. C’est précisément grâce à celleux qui étaient le plus exposé.e.s à la violence des forces de l’ordre que cette rébellion a pu avoir lieu avec tant de force. En première ligne de la criminalisation policière systémique on comptait donc les homosexuel.le.s, les trans, les queers et les putes. Tout ce petit monde était mélangé dans des espaces souterrains et nocturnes des métropoles, à créait des contre-cultures et construisait des économies parallèles. Vendre des services sexuels constituait donc la base de l’existence d’un paquet d’individus. Il ne s’agit pas de dire que toutes les minorités sexuelles faisaient du travail du sexe, ni que les TDS constituaient un groupe homogène et fixe faisant front aux côtés d’autres minorités. Plutôt, nous voudrions souligner le caractère transversal du travail du sexe dans ces espaces. Et surtout, les descentes régulières de policiers traitaient, en même temps et sous le même rapport que les queers, les corps des TDS comme des corps sales et indésirables. Le fait que ces corps évoluaient dans les mêmes espaces, créaient des affinités et résistaient ensemble, est loin d’être une coïncidence.

Cette histoire commune de criminalisation continue aujourd’hui; dans le monde, 72 pays criminalisent l’homosexualité, tandis que la majorité des pays du monde n’ont pas encore décriminalisé le travail du sexe (à l’exception de la Nouvelle-Zélande, de la Belgique et d’une partie de l’Australie).

En d’autres termes, les TDS comme les autres dissident.e.s de l’ordre cishétéropatriarcal, ont subi et subissent encore la violence étatique de la police.

Autre point important, le traitement homophobe de la crise du SIDA durant les années 80-90 a donné naissance à une image pathologisée des hommes gais, les présentant comme des vaisseaux de la maladie, des corps infectieux dont la sexualité était par nature dangereuse. De la même manière, nos corps sont vus comme des espaces sales et dangereux, dont seules les politiques les plus hygiénistes pourraient venir à bout. Ainsi, un des modèles de «gestion» de la prostitution, appelé réglementariste, vise à réglementer politiquement l’exercice du travail sexuel par un contrôle sanitaire soutenu. Cela ne fait que nourrir cette représentation d’un corps dégradé et malsain. Comme les hommes gais pendant la crise du SIDA, nous sommes aussi ramené.e.s sans cesse à l’idée d’une absence de «pureté» dans nos pratiques, et nos identités constituent en soi un constant danger sanitaire et social. Aujourd’hui, de récentes études ont montré qu’une proportion non négligeable de femmes trans, complètement délaissées des statistiques jusqu’alors, étaient touchées par le SIDA, mais ne bénéficiaient que de peu de soin. Certains pays n’ont d’ailleurs tout simplement pas accès aux traitements les plus récents. Dans d’autres cas, elles doivent choisir entre leur hormonothérapie et le traitement VIH, car les deux sont incompatibles.

La question de la santé et de la vulnérabilité lie donc à la fois les communautés queers et TDS depuis les années 1980 (et encore une fois, ces communautés n’étaient même pas séparées comme deux groupes distincts).

Enfin, si depuis quelques années la Pride devient un événement de plus en plus connu, le prix de cette «mainstreamisation» est lourd. En effet, peu se rappellent la Pride comme un moment de célébration de la force queer et des TDS anticapitalistes, crachant et se rebellant contre la police et l’ordre social normé. La célébration de la diversité sexuelle comme un projet politique révolutionnaire s’est peu à peu transformée en une procédure d’institutionnalisation de l’homosexualité sous le paradigme de la tolérance, assortie d’un focus sur l’intégration voire l’assimilation des hommes cis gais au système cishétérocapitaliste. La question du mariage gai, entre autres, semble avoir pris une place démesurée dans la discussion politique. Comme d’autres, nous pensons que cette quête pour l’égalité est dangereuse à bien des égards; en revendiquant le mariage comme un objet de dignité pour les minorités sexuelles, les normes entre bon et mauvais sexe se cristallisent, et font de nous, les TDS, des sujets au bas de l’échelle. Cela banalise également la putophobie au sein des milieux homosexuels, auparavant alliés de nos luttes. Si le mariage devient la promesse d’une dignité politique, qu’en est-il de celleux qui continuent de troubler cette institution, les TDS en premier lieu? Maintenant, s’il s’agit d’être en couple, d’avoir un.e enfant adopté.e et une maison à crédit sur deux générations, en quoi diffère-t-on des aspirations d’une société capitaliste basée sur l’exploitation des plus faibles? Ainsi, les queers, en tant que force critique politique de la binarité, et en tant que cible de l’État, doivent se désolidariser de ce tournant politique qui exclut de fait les TDS, les trans et toustes celleux qui s’éloignent du projet d’intégration et d’assimilation. D’ailleurs, le mot «gai» s’est progressivement substitué à celui de queer, et les images qui promeuvent les Pride à l’échelle internationale sont pleines de corps d’hommes cis gais, minces, valides et blancs. Notre projet est plus radical que cela, et il suffit de rouvrir l’histoire de Stonewall pour s’en rappeler.

Si historiquement il existe des liens évidents entre les queers et le travail du sexe, il demeure intéressant de se demander pourquoi les queers, aujourd’hui, pratiquent le travail sexuel. Plusieurs raisons existent, et la liste est loin d’être exhaustive :


    • D’abord, il existe une précarisation des minorités de genre dans le monde. Le sujet n’est pas nouveau, et tout un pan de féministes matérialistes, et notamment tiers-mondistes, très critiques du «développement», ont réussi à formuler un concept fondamental pour désigner cette réalité : la féminisation de la pauvreté.  Cela signifie qu’économiquement, les minorités de genre possèdent systématiquement moins de terres, sont moins propriétaires et bénéficient moins des retombées économiques que leurs homologues cis masculins. La précarité, en ce sens, ce n’est pas simplement le fait de se heurter au plafond de verre, mais c’est tout un système: du manque d’orientation dès le plus jeune âge, au manque d’accès aux écoles, en passant par la discrimination au logement. Cela touche particulièrement les minorités pauvres et racisées, pour qui le travail du sexe peut alors être un – sinon le seul – moyen de survivre.
    • Le travail du sexe est décrit par certaines minorités comme un moyen d’exercer avec ses pair.e.s. Pour les femmes trans par exemple, et de couleur, de surcroît, cela représente un espace non négligeable dans une société où leurs corps sont sans cesse rejetés, niés, et infériorisés. Pour celleux qui transitionnent physiquement, les coûts des opérations et l’absence de prise en charge financière les pousse à se tourner vers le travail du sexe. Ainsi, «Monica Forrester, Jamie-Lee Hamilton, Mirha-Soleil Ross et Viviane Namaste affirment que “l’histoire de la transsexualité est une histoire de la prostitution”, en soulignant que les enclaves sociales qui ont historiquement permis la mise en place des communautés trans sont fondées sur les luttes politiques des travailleur.euse.s du sexe trans : une catégorie composée en grande partie de femmes de couleur.»2
Il serait donc erroné de penser que les queers TDS exercent ce métier par pure vocation anticapitaliste et émancipatoire, pour être plus en phase avec les «valeurs» queers. La réalité du capitalisme étant ce qu’elle est, beaucoup de minorités sont simplement rejetées du marché du travail légal. Pour beaucoup, dont nous, autrices de ce texte, le travail du sexe demeure un espace préférable à d’autres métiers du care sous payés, qui nous exploiteraient deux fois plus, pour deux fois moins d’argent. Ainsi, pour certain.e.s militant.e.s queer anticapitalistes, le travail du sexe peut représenter une manière de se soustraire aux normes de travail productivistes et validistes; il peut être utilisé, transformé, quitté et repris selon les aléas de la vie. Le travail du sexe n’est pourtant pas hors du monde capitaliste, et ne constitue pas une pratique par essence rebelle à la société néolibérale. Il est intégré dans un circuit économique plus large, mais les individus qui l’exercent peuvent le redéfinir à l’aune de leurs propres valeurs. Nous voulons aussi nous prémunir contre cette rhétorique du «choix»: il y aurait des TDS qui exercent ce travail par choix, d’autres par contrainte. Nous sommes profondément opposées à ce mythe qui ne sert qu’à dévaluer celleux qui seraient les plus précaires, les infantilisant et leur retirant toute agentivité. Pourtant, l’idée d’avoir un travail où nous sommes nos propres patron.ne.s, où nous gérons notre corps et notre argent par nous-même, peut représenter un avantage matériel certain (plus d’argent, moins de temps) pour celleux qui ne s’insèrent pas (soit volontairement, soit involontairement) dans un schéma productiviste du travail salarié. Pour les femmes trans, et il faut le répéter – parce qu’elles sont les grandes invisibles des discours queers, et pourtant les plus présentes dans certaines niches du travail du sexe – il y a un rejet et une violence structurelle et systémique du monde du salariat en général.3 Ainsi, beaucoup de queers sont TDS, parce que nous vivons dans une société queerphobe et nous avons peu de chance économiquement, mais cela ne signifie pas que nous sommes assigné.e.s à ce travail sans avoir notre mot à dire. Au contraire, les espaces du travail du sexe peuvent être des hauts lieux de luttes, de discussions politiques et de mobilisations féministes. Si la queerness est liée au bizarre, à ce qui dérange, froisse et floute, alors le travail du sexe est, lui aussi, lié au trouble à l’ordre social et peut constituer un espace privilégié à partir duquel penser une lutte plus complète, sans stigma ni romantisation.
Photo par Youssef Baati durant une manifestation organisée par le CATS le 7 octobre 2022

Les licencié.e.s de la famille 

Si le mouvement LG4 a mis en avant la revendication pour le mariage pour toustes dans les dernières décennies, force est de constater que ces revendications ont davantage servi les intérêts de la classe moyenne et les mieux nanti.e.s que ceux des queers pauvres, davantage touché.e.s par la discrimination à l’embauche et le profilage. On peut entre autres penser aux personnes trans qui ne bénéficient pas  du passing. Comme l’énonce Peter Drucker, si l’accès au mariage peut apporter des bénéfices matériels à la classe moyenne, «pour ceux qui dépendent le plus de l’État providence dans des pays comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas, la reconnaissance légale de ces unions peut conduire à des suppressions de prestations»5. Le fait de s’intégrer aux institutions capitalistes et hétéropatriarcales comme le mariage a donc été vivement critiqué par le mouvement queer, notamment quant à l’ampleur des ressources investies dans de telles campagnes.

Il faut rappeler que la famille, en tant qu’institution, est un lieu d’accumulation capitaliste. Plus précisément, il s’agit d’un des lieux de la reproduction de la force de travail. Quand nous parlons du travail reproductif, il ne s’agit pas uniquement de la reproduction biologique. On y compte également l’ensemble des tâches nécessaires à concevoir des travailleur.euse.s ayant la capacité physique de travailler (par exemple, cuisiner un repas nutritif). Ce travail repose en grande partie sur sa division genrée au sein de la famille et de la société entière. Ainsi, l’intégration de la binarité de genre fait partie de la discipline capitaliste, transmise par les parents à travers l’éducation et essentielle au processus d’accumulation capitaliste. Encore de nos jours, une part importante de ce travail est accompli gratuitement par les femmes au sein de la famille hétérosexuelle. Et puisque les queers s’écartent des rôles binaires (homme/femme, papa/maman, travailleur.euse productif.ve/reproductif.ve), iels menacent la division genrée du travail et n’en sont que plus exploité.e.s. Comme l’affirme Kay Gabriel, «le capital a “créé des rôles” pour les catégories sociales qu’il abjecte et les utilise comme un levier d’exploitation»6.

Il ne faut donc pas s’étonner si la famille est particulièrement un lieu de violence pour celleux qui ne rentrent pas dans les rangs de la binarité. C’est un de ses rôles de s’assurer que les enfants intègrent la structure genrée capitaliste afin de pouvoir la reproduire à leur tour.  Même les familles homoparentales ne sont tolérées qu’à la seule condition de ne pas remettre en question cet état de fait. Même si leurs droits se sont considérablement améliorés ces dernières années, les attentes sociales ne changent pas à leur égard ; il est important que les enfants issus de ces unions ne dérogent pas de la norme hétéro et intègrent bien la structure de genre.

Selon Peter Drucker, la tolérance accordée aux gais et lesbiennes dans les années 70-80 n’a été possible qu’en réprimant les dissident.e.s du genre au sein de leurs propres rangs.7 Cela a permis à une certaine classe de bénéficier du développement d’une économie marchande gai (et par la suite, de son embourgeoisement). La Société de développement commercial du Village, quartier gai à Montréal, en est un bon exemple.

Ainsi, «les queers deviennent les “dernier.e.s embauché.e.s, premier.e.s licencié.e.s” de la famille… une catégorie facultative de l’armée de réserve de travailleur.euse.s reproductif.ve.s d’une classe ouvrière de plus en plus poussée à se reproduire par elle-même»8. Et dans le contexte d’austérité néolibérale et de la crise de la reproduction sociale dans le Nord globalisé, l’absence de support familial est souvent synonyme d’une grande précarité. Dans les années 60 et 70 dans les pays enrichis, les gais et les lesbiennes ont énormément profité du contexte économique favorable, caractérisé par le plein emploi et une plus grande sécurité d’emploi pour s’émanciper de leur famille. Ce n’est plus le cas à présent. Les multiples coupes dans les services sociaux et la stagnation des salaires ont accentué la dépendance à la famille et précarisé celleux qui en sont exclu.e.s. Pour les personnes trans, les queers pauvres, racisé.e.s, migrant.e.s, handicapé.e.s ou neurodivergent.e.s, le travail du sexe est donc non seulement une stratégie de survie face à la double exclusion de la famille et du marché du travail, mais également un espace d’organisation pour la demande d’amélioration de nos conditions de vies.

ACT UP!9 Fightback!
Contre la criminalisation, on s’organise !

En 1989, à l’occasion de la 5e édition de la Conférence internationale sur le SIDA,  des militant.e.s séropositif.ve.s montréalais.e.s et leurs camarades d’ACT-UP envahissent le Palais des Congrès. Ces dernier.e.s dénoncent la négligence des gouvernements et demandent l’accès aux traitements expérimentaux ainsi qu’un meilleur financement pour la recherche. Difficile d’imaginer de telles actions en 2022. En effet, la 24e édition de la Conférence internationale sur le SIDA à Montréal à la fin juillet 2022 a montré l’intégration totale des organismes communautaires aux structures institutionnelles. Une trentaine d’années plus tard, la confrontation laisse place à une dynamique de concertation et de lobby.

Les luttes contre le VIH et pour les droits des TDS sont interreliées. Au Canada, le premier groupe de défense de droits des TDS est né durant l’épidémie du VIH. En 1983, à l’initiative de la TDS Peggie Miller, un petit groupe de militant.e.s TDS se réunissent pour fonder la Canadian Organization for the Rights of Prostitutes (CORP), un projet d’organisation politique et de lobbying qui lutte pour des changements légaux dont la décriminalisation. En 1985, dans la perspective de répondre aux besoins fondamentaux des TDS afin qu’iels soient en mesure de consacrer du temps au travail politique, des militant.e.s de la CORP décident de fonder un projet d’entraide que l’on connaîtra sous le nom de Maggie’s, toujours actif à Toronto. L’idée était que les TDS devaient combler leurs besoins de base afin d’être plus à même de s’impliquer. Toutefois, selon Danny Cockerline, militant gai, TDS et séropositif, certain.e.s militant.e.s n’étaient pas convaincu.e.s par cet argument:

[P]lusieurs craignaient de se retrouver avec un autre service social auquel les personnes prostituées s’adresseraient pour obtenir de l’aide plutôt que de se joindre à nous pour constituer un mouvement politique de défense de nos droits. 

Ces propos trouvent écho avec ceux de Sarah Schulman, militante d’ACT UP New York et écrivaine, qui questionne aussi l’offre de services des organisations luttant contre le VIH, délaissant de ce fait l’action politique:

La vie m’avait prouvé que les activistes obtenaient des changements politiques, puis que la bureaucratie les mettait en œuvre. À une époque comme la nôtre, dépourvue de réel activisme, il ne restait plus que la bureaucratie.

Les tensions entre prestation de services d’un côté et action politique de l’autre sont encore bien présentes dans nos luttes. Bien que la distribution de préservatifs, les cliniques de santé sexuelle, juridique, etc. améliorent notre santé et notre sécurité, cela ne remplace pas les initiatives de mobilisation et d’action directe. L’histoire nous a prouvé que l’État se réapproprie constamment nos luttes et nos organisations – notamment par le financement – afin de les pacifier. Si plusieurs organismes de défense des droits des TDS sont nés de l’auto-organisation, le financement proposé par le gouvernement s’est cantonné à la question sanitaire, concentrant ainsi l’énergie et les ressources des organismes sur cette seule question.

En tant que TDS queers, cet espace de compromis est à notre avis une grave erreur tactique! Alors que la décriminalisation n’est toujours pas obtenue, de nouvelles maladies et virus viennent bouleverser nos vies et nous précariser. Durant les trois dernières années de pandémie, aucune politique de santé publique gouvernementale ne s’est intéressée à notre sécurité et à notre santé, puisque nous ne sommes pas reconnues comme des travailleur.euse.s. Même dans une situation de crise sanitaire comme la COVID-19 et plus récemment la variole simienne, les services offerts aux TDS, et plus largement aux personnes les plus marginalisées, sont insuffisants. Ce dont nous avons besoin, c’est un revenu de remplacement, au même titre que les travailleur.euse.s «régulier.e.s» : pour freiner la contamination, il faut nous donner les moyens d’arrêter de travailler. 

Plus de revendications, moins de représentation

La lutte des TDS est intimement liée aux luttes pour la libération queer/trans. Comme sur le marché du travail traditionnel, les conditions matérielles des personnes trans dans l’industrie du sexe sont lourdement menacées par les systèmes d’oppression qui les excluent des espaces de travail. La lutte des TDS est donc une lutte dans et contre l’industrie du sexe elle-même. Notre collègue Jesse Dekel, travailleuse du sexe trans, écrit à ce sujet:
À cause du plus faible nombre de clients disponibles pour les TDS trans, iels sont plus susceptibles d’avoir des conditions de travail précaires et sont mis.e.s à l’écart des meilleures opportunités d’emplois dont jouissent leurs collègues cisgenres. Par exemple, les TDS trans font souvent face à la discrimination en emploi dans les salons de massage, les bordels et les agences d’escortes qui refusent d’engager des femmes trans qui sont alors poussées à travailler dans la rue, puisque c’est la seule option qui s’offre à elles. Elles ont donc des conditions de travail moindre que les TDS qui travaillent à l’intérieur et reçoivent une part disproportionnée du stigma.
Également, les lois qui criminalisent le travail du sexe au Canada touchent particulièrement les femmes trans. Celles qui échangent des services sexuels à Montréal sont régulièrement visées par la police – particulièrement celles qui travaillent dans la rue et dans les bars – et sont plus susceptibles de recevoir des accusations en lien avec la prostitution ou d’autres délits comme la possession de drogues.13 En ce sens, l’annulation de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation au Canada et la décriminalisation complète du travail du sexe doit être au coeur des revendications du mouvement queer. Nous devons multiplier les espaces de solidarité, et ce, au-delà de la représentation ou d’une simple lettre dans un acronyme. Nous voulons accéder aux droits du travail pour avoir la capacité d’auto-organiser nos espaces de travail, d’exiger de nos employeurs un milieu de travail inclusif et sécuritaire, de dénoncer plus facilement les violences, le harcèlement et la discrimination à l’embauche et d’obtenir des compensations en cas de maladie ou de grossesse. Toutefois, les réformes légales ne sauraient à elles seules lutter contre les violences structurelles; nos revendications doivent également se concentrer sur nos conditions matérielles pour nous libérer. Les barrières aux emplois traditionnels, les difficultés d’accès au logement à un prix décent et de taille adéquate, les difficultés d’accès grandissantes à des soins de santé gratuits et universels, à la garde d’enfants, et plus largement, la pauvreté structurelle et les inégalités croissantes, sont tous des facteurs d’augmentation de la violence. Si nous voulons lutter plus largement contre la violence envers les TDS, les queers et les trans en particulier, il faudra réclamer davantage de ressources, de l’argent dans nos poches et un toit pour toustes.

1. Against Equality: Queer Revolution, Not Mere Inclusion, AK Press, 2014. ↩

2. Kay Gabriel. (2022). Le genre, entre stratégie d’accumulation et terrain de lutte, dans Revue Ouvrage, récupéré de https://tinyurl.com/kaygabriel ↩

3. 69,3% des personnes trans qui font du travail du sexe ont eu une mauvais expérience dans le marché de l’emploi traditionnel et que les personnes trans qui subissent des liscenciements transphobes ont trois fois plus de chance de se tourner vers l’industrie du sexe.
Movement Advancement Project and National LGBTQ Workers Center. (August 2018). LGBT People in the Workplace: Demographics, Experiences and Pathways to Equity, récupéré de https://tinyurl.com/lgbtworkers ↩

4. Nous utilisons ici volontairement l’acronyme LG pour signifier que ces revendications reflètent davantage les préoccupations des gais et lesbiennes, principalement de classe moyenne et supérieure, aux dépends notamment des personnes queers et trans. Ainsi, nous tenons ici à réfuter le mythe de l’unité du «mouvement LGBTQ+» pour mieux souligner les contradictions. Voir Peter Drucker. (2014). La fragmentation des identités LGBT à l’époque du néolibéralisme, Revue Période, récupéré de https://tinyurl.com/fragmentationidentites ↩

5. IDEM↩

6. Kay Gabriel. (2022). Le genre: entre stratégie d’accumulation et terrain de luttes, Revue Ouvrage, récupéré de https://tinyurl.com/kaygabriel ↩

7. Peter Drucker. (2014). La fragmentation des identités LGBT à l’époque du néolibéralisme, Revue Période, récupéré de https://tinyurl.com/fragmentationidentites ↩

8. Kay Gabriel. (2022). Le genre: entre stratégie d’accumulation et terrain de luttes, Revue Ouvrage, récupéré de https://tinyurl.com/kaygabriel ↩

9. Acronyme de AIDS Coalition to Unleash Power. La première branche d’ACT UP fut fondé à New York en 1987, avant de devenir un mouvement international. Durant la crise du VIH, ACT UP revendiquait par l’action directe, l’accès pour les personnes séropositives à la recherche et au traitement. La fondation de la branche montréalaise d’ACT UP eut lieu peu de temps après l’action au Palais des Congrès. ↩

10. Gabriel Girard et Alexandre Klein. (2019). Les leçons de la conférence de Montréal de 1989 sur le sida, Le Devoir, récupéré de https://tinyurl.com/conference1989 ↩

11. Danny Cockerline. (Hiver 1993-1994). «Whores History: A Decade of Prostitutes Fighting for their Rights in Toronto», Maggie’s Zine, n 1, p. 22-23. Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont, dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Les Éditions du remue-ménage ↩

12. Sarah Schulman. (2018). La gentrification des esprits: témoignage d’un imaginaire perdu. p. 16 ↩

13. Nora Butler Burke. (2018). «Double Punishment. Immigration Penality and Migrant Trans Women Who Sell Sex.» dans Red Light Labor. Sex Work Regulation, Agency and Resistance, UBC Press, p.203↩

Lettre ouverte en réaction à la pièce de théâtre La paix des femmes

Lettre ouverte en réaction à la pièce de théâtre La paix des femmes

Maxime Holliday

Le Comité autonome du travail du sexe se veut un milieu d’organisation ouvert dans lequel s’auto-représente les travailleuse.eur.s du sexe pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Collectivement, nous revendiquons la décriminalisation complète du travail du sexe. 

Maxime Holliday, militante au CATS, dénonce dans cette lettre la pièce de théâtre La paix des femmes, qui selon elle fait une représentation grossière et alarmiste du travail du sexe. Elle s’adresse à l’auteure Véronique Côté pour demander que soit intégrées à sa pièce de théâtre des voix plus diversifiées de la communauté.

Photo par Youssef Baati

Salut Véronique,

Je t’écris aujourd’hui pour parler de ta pièce La paix des femmes. D’entrée de jeu, je tiens à préciser que j’ai beaucoup de respect pour l’ensemble de ton œuvre, autant littéraire que théâtrale. Tu as été ma metteure en scène à deux reprises pendant mes années de CÉGEP et je t’adorais. Je me souviendrai toujours que quand République : un abécédaire populaire est sorti, tu as annulé notre répétition pour nous amener le visionner au cinéma. J’avais trouvé ça tellement beau, tellement rad, que je m’étais promise de toujours être digne de l’énergie et de la passion que tu nous partageais. J’ai lu S’appartenir(e) et La vie habitable. Je t’ai vu jouer dans Mois d’Août, Osage County et dans Laurier Station : 1000 répliques pour dire je t’aime, je suis allée voir Scalpée parce que tu en faisais la mise en scène. Je n’ai jamais été déçue. Tu es juste et tu as le don de toucher.

Quand j’ai entendu parler de La paix des femmes dans mon réseau d’ami-e-s au début de l’été, j’étais fébrile. Parce que la prostitution est un sujet qui me passionne et que je connais bien. Juste pour te situer un peu par rapport à ma vie; après le CÉGEP, j’ai fait un bac, j’ai voyagé, j’ai travaillé dans des restaurants et des bars et j’ai commencé à faire de la musique. J’ai fait un deuxième DEC et j’ai emménagé seule dans un bel appartement avec un vieux chat adopté. Pendant la pandémie, j’ai médité, j’ai travaillé sur mes projets d’art, j’ai rencontré une personne merveilleuse, avec qui j’entretiens encore à ce jour une relation d’amour profond, et j’ai déménagé à Montréal. J’ai aussi mis fin à ma carrière de travail alimentaire en restauration après avoir été hostile avec deux clients dans la même semaine. Mon élastique était étiré au maximum après huit dans l’industrie et je me connais maintenant assez pour me retirer avant de le faire éclater. En 2021, j’ai commencé à travailler dans un salon de massage érotique, ce que je fais encore aujourd’hui en plus de travailler de temps en temps comme danseuse nue dans les bars. Et j’adore ça. Ma vie est équilibrée et dynamique. Je suis une personne curieuse, engagée politiquement et bienveillante. Je fais des projets d’arts avec mes ami.e.s, des spectacles, je prends soin de moi, de ma famille et de mon entourage. Je lis Martine Delvaux, Judith Lussier et j’écoute Angèle Arsenault.

Mes ami-e-s savent que je travaille dans l’industrie du sexe; c’est pourquoi j’ai rapidement entendu parler de la publication de ta pièce. On m’a dit qu’il s’agissait d’un dialogue entre une abolitioniste et une érudit pro-travail du sexe. On m’a dit que ça avait été écrit à partir de multiples témoignages et que c’était nuancé. J’étais sceptique mais j’avais hâte de lire parce que c’était toi qui l’avais écrit. Jusqu’à ce que ma mère m’envoie le texte en s’en servant comme d’une arme de persuasion pour me convaincre d’arrêter le travail du sexe. Ma pauvre mère, terrorisée, qui m’invalide brutalement depuis la toute première lettre que je lui ai envoyée pour lui parler de mon travail il y a presque un an. Ma propre mère, tellement paniquée qu’elle n’est même pas capable de m’entendre, de m’écouter et encore moins de me faire confiance quand j’essaie de lui parler de mon expérience. Ma mère qui m’envoie ta pièce par courriel. Et mon ventre qui se sert parce qu’à ce moment-là, je comprends que la pièce lui confirme toutes ses angoisses les plus sordides par rapport à mon existence. Sur le coup, je suis tellement exaspérée que je me dis que je ne la lirai pas. De toute façon , elle refuse de lire ce que je lui envoie depuis un an. Mais mon plus grand besoin dans la situation reste d’être considérée et entendue. Alors je choisis plutôt d’ouvrir le dialogue en lui proposant une lecture contre une lecture, ce qu’elle finit par accepter.

Fait que j’ai lu ta pièce. En camping dans la Vallée de la Jacques-Cartier avec mon amoureux·se. Et bien que je comprenne que ton écriture vienne d’une impulsion féministe, d’une place de sororité bienveillante, je trouve que ce texte-là fait du mal. Parce que ce n’est pas un dialogue. C’est un lynchage qui reconduit pleins de clichés sur le travail du sexe dont l’idée que l’exploitation, le trafic humain et la prostitution c’est la même affaire. La conversation se tient entre une jeune femme (Alice) qui décide d’aller confronter brutalement Isabelle, l’ancienne enseignante en études féministes de sa soeur (Léa) décédée d’une overdose six mois après avoir commencé à se prostituer. Alice accuse Isabelle et le féminisme qu’elle défend d’avoir causé la mort de sa sœur, en s’appuyant sur un argumentaire abolitionniste agressif et méprisant. Le personnage d’Isabelle, censé porter l’argumentaire pro-travail du sexe, est discrédité dès la quatrième de couverture et tient des propos douteux. Elle ne cesse de brandir le concept de l’agentivité comme seul drapeau blanc pour défendre le travail du sexe dans ses échanges. Et c’est pourtant cette même agentivité qui nous est enlevée lorsqu’elle suggère que souvent, en tant que travailleuse du sexe, «c’est tout ce qu’il nous reste1» et «qu’on ne peut pas [nous] voler ça2». En effet, une telle affirmation retire aux travailleur-euse-s du sexe toute forme d’agentivité en nous victimisant et en dressant un portrait misérabiliste de notre réalité. L’histoire de Léa, décédée après avoir été enrôlée dans un réseau de proxénétisme, inspirée par la vraie vie de femmes ayant été victimes de coercition, d’extorsion, d’abus et d’agressions est valide et alarmante. Il est nécessaire de parler de cette réalité, de la dénoncer. De crier haut et fort qu’en tant que femmes dans un système patriarcal machiste et oppressif, nous avons vécu et vivons encore aujourd’hui des violences sexuelles épouvantables. Dans ce système-là, la violence, comme tu le dis, est partout. Elle est intersectionnelle. Mais je suis tellement à boute que ces histoires d’exploitation fassent systématiquement office de représentation pour la prostitution en général, invalidant au passage toustes celleux pour qui l’expérience du travail du sexe est ordinaire ou carrément positive. Les expériences banales ne sont généralement pas répertoriées publiquement ou sont étiquetées comme des cas isolés et cela crée une image déséquilibrée et faussée de nos réalités. Car si l’on nous montre des reportages de Radio-Canada sur des sugar babies manipulées et abusées ou sur des femmes agressées et tuées, on doit aussi nous montrer l’histoire de la dame de 45 ans qui roule sa bosse tranquille depuis 20 ans et de celleux pour qui le travail du sexe est un moyen de s’émanciper et de mener une bonne vie.

Clarifier la différence entre échanges de services consensuels et exploitation sexuelle, une bonne fois pour toute, permettrait de mieux combattre les proxénètes et de lutter plus efficacement pour enrayer le trafic humain. Par la même occasion, les TDS3 bénéficieraient de meilleures conditions pour s’organiser et assurer leur santé et leur sécurité au travail. Parce qu’il est vrai que c’est un métier intense qui n’est pas fait pour n’importe qui. Le cliché de l’argent rapide et facile est absolument absurde. Sex work is work. Les enjeux de sécurité sont multiples et de fortes aptitudes relationnelles, communicationnelles et entrepreneuriales sont nécessaires. Il m’apparaît donc évident que toute l’énergie utilisée pour discréditer les TDS et tenter de les faire disparaître serait beaucoup plus utile si elle servait plutôt à donner de bons outils de travail et à établir un cadre légal et social autonomisant et sécuritaire pour elleux. C’est infantilisant de laisser entendre à qui que ce soit qu’on est mieux placé·e qu’ellui pour faire des choix concernant sa propre vie. L’abolition de la prostitution dans le monde est une fable légale et théorique qui ne fonctionne que sur papier. Je vois difficilement comment l’État pourrait contrôler la prise d’action individuelle des TDS et de leurs corps sans tomber dans la répression et dans le totalitarisme. Et bien qu’il soit effectivement plus que nécessaire de trouver les moyens de venir en aide aux femmes en situation d’extrême pauvreté qui se prostituent pour survivre, il faut reconnaître que la précarité sociale et économique existerait encore même si la prostitution était rendue complètement illégale et/ou disparaissait magiquement. On ne peut que rendre la vie des TDS plus difficile en les stigmatisant et en travaillant contre elleux et leurs clients. Comme avec l’avortement, qui ne pourra jamais être totalement banni mais qui peut assurément être dangereux lorsque pratiqué dans de mauvaises conditions, je crois que la prostitution au Canada devrait être décriminalisée4 pour permettre aux TDS de s’organiser selon leurs besoins, qu’iels connaissent bien, et de créer des lieux, des formations, des syndicats permettant l’amélioration de leurs conditions de travail.

La paix des femmes, malheureusement, contribue encore à confondre volontairement échanges de services sexuels volontaires et consensuels et trafic humain. Parce que si je comprends bien, la pièce aurait été écrite à partir de seulement deux témoignages (K. et C., remercié-e-s à la fin de l’ouvrage) ? Il me semble qu’un échantillon de deux individus ne soit pas suffisant pour se faire une idée objective de la façon dont tout un milieu, qu’on ne connaît pas d’expérience directe, fonctionne. L’apport de ton amie Martine B.Côté, étudiante-chercheuse et militante abolitionniste ayant travaillé avec des personnes victimes d’exploitation, a sans doute été très pertinent. Si la pièce, et l’essai qui s’y rattache, affirmaient traiter d’exploitation et de trafic sexuel, ça irait. Mais parce que les ouvrages prétendent parler, « pour les femmes et contre le système qui les exploite5 », du concept de la prostitution en général, je trouve que les images chocs violentes et gratuitement véhiculées dans la pièce sont d’un ridicule éhonté et grossier6.

II me semble que cet empressement à conclure qu’utiliser son corps de manière sexuelle est automatiquement dangereux, douloureux, sale, déshonorable et honteux soit un relent des pensées catholiques désuètes qui jadis contrôlaient la morale sexuelle. Si on estime aujourd’hui que les femmes ont droit à leur autonomie corporelle et à leur liberté sexuelle, pourquoi est-ce que « se disloquer la mâchoire à force de faire des pipes7 » (ce qui déjà me semble être une expérience de violence sexuelle horrible ou une exagération stylistique mais pas une conséquence fréquente de pratiquer la fellation) serait un dessein pire que de se détruire les poumons en respirant des produits chimiques en usine, de s’exploser les vertèbres à force de soulever des gens pour les laver en centre hospitalier ou de se massacrer la santé mentale comme enseignante surmenée dans une école primaire ? Le système capitaliste patriarcal exerce une pression et un rapport de force économique et social sur toutes les femmes et toustes les travailleur.euse.s, indépendamment de leur domaine de travail. Ce que je veux exposer, c’est que la santé physique et psychologique de beaucoup de gens est menacée dans notre système. Les conditions de travail des personnes migrantes sont souvent comparées à de l’esclavage moderne. Le foyer moyen est pris à la gorge par le coût de la vie qui ne cesse d’augmenter. Dans ce contexte-là, la prostitution peut facilement être, pour certaines personnes, l’occupation la plus pratique et intéressante pour payer le loyer et l’épicerie. Ça peut aussi être une occupation intéressante simplement parce que la sexualité et le travail social (parce que je vous assure que des fois nous agissons vraiment comme intervenant-e-s sociales en bobettes) nous intéressent et nous stimulent plus que de travailler dans une quincaillerie, de faire des sushis ou d’être adjointe administrative dans une boîte de prod. 

Depuis presque deux ans, je côtoie des femmes ordinaires, travailleuses autonomes dans l’industrie. Des étudiantes, des mères, des sœurs, des amoureuses, des infirmières, des graphistes, des musiciennes, des caissières. Pour certaines c’est un à côté, pour d’autres c’est du temps-plein. Dans la salle des employé-e-s, on se raconte nos histoires, on parle de nos clients. Des fois, on travaille sur nos ordinateurs en silence en attendant des rendez-vous, des fois on partage des collations et on rit fort. Dans la loge du strip-club, on jase avec le bouncer en se mettant du déodorant et on prend une pause pour souper. On travaille où on a choisi de travailler et dans les bonnes journées on gagne un très bon salaire. J’ai beaucoup d’ami.e.s qui travaillent en ligne, d’autres qui sont escortes indépendantes. Je connais un homme escorte pour femmes aussi. Tout le monde, nonobstant le genre, a besoin de contact physique. Tu serais surprise de savoir combien de gens dans nos entourages font ça mais restent anonymes par peur des représailles légales, du stigma et de la honte.

Pourquoi est-ce encore autant inconcevable aujourd’hui que ça ne soit pas humiliant et nécessairement traumatisant pour une femme de se faire rémunérer pour danser nue ou offrir des services sexuels? Pourquoi est-ce automatiquement choquant de suggérer l’image d’une femme qui fait plusieurs fellations dans la même journée? Tant qu’à moi, l’aboutissement de la révolution sexuelle féministe, c’est de reconnaître le trauma qu’on a vécu et de se donner les moyens, aussi diversifiés soient-ils, d’en guérir. Nos arrières-grands-mères et nos grands-mères, tenues de satisfaire sexuellement leurs maris et de faire des enfants même quand ça ne leur tentait pas. Nos grands-mères et nos mères et nous autres, qui vivons dans une société où la recherche scientifique sur les organes sexuels féminins est terriblement en retard comparée à celle sur les organes sexuels masculins. Nos mères et nos soeurs et nos filles et nous autres, qui devons encore faire nos propres recherches sur la contraception et qui craignons que le droit à l’avortement soit révoqué ici aussi. Pouvons-nous reconnaître notre trauma sexuel et travailler ensemble à notre guérison et à notre libération en respectant le rythme de chacune? Vivre et laisser vivre. Je comprends et je respecte que certaines femmes puissent se sentir rebutées et menacées par la sexualité telle que nous l’a inculquée le système hétéro-patriarcal. Parce que ce modèle-là est effectivement abusif, restrictif et menaçant pour nous.  Mais tout en reconnaissant ça, pourrions nous  aussi être capables de prendre soin de nous toustes en faisant preuve d’inclusion et de respect et en laissant à chacun-e la liberté de gérer l’usage de son corps comme bon lui semble? Si j’aime ça, moi, offrir du sexe, rémunéré ou gratuitement, avec mon corps, à moi, duquel je prends soin et qui m’appartient, à qui est-ce que je fais du mal? Mon corps continue de m’appartenir après ma journée de travail. Je fais du vélo avec, je flatte mon chat avec, je mange avec, j’écoute de la musique que j’aime avec, je m’entraîne avec, je prends un verre de vin avec. J’ai vendu un service mais pas mon corps. Se faire rémunérer pour performer la féminité et la sexualité hétéro-normative, c’est aussi s’immiscer dans l’institution pour l’abattre de l’intérieur je trouve. Parce que c’est reconnaître que les femmes ne doivent jamais rien aux hommes. Aucun travail sexuel et/ou relationnel. Aucun travail de care et de charge mentale assumée en trop. Qu’il y ait des personnes rémunérées pour offrir ce genre de services, tant qu’à moi, ça contribue aussi à une reprise de pouvoir. Pour éviter l’exploitation dont nous sommes toutes insidieusement victimes dans nos sociétés qui nous apprennent à combler les besoins des hommes gratuitement parce que «ça leur est dû».

Pour revenir à la pièce, je tiens à mentionner aussi les choses que j’ai aimées: tout d’abord, le fait de soulever le questionnement par rapport à l’autonomie corporelle dans le contexte du don d’ovule. C’est un sujet que je ne connaissais pas beaucoup jusqu’à tout récemment et il est clairement pertinent de se questionner là-dessus. Et deuxièmement, j’ai aimé le fait d’humaniser l’archétype du client à travers le personnage de Max. Bon, c’est certain que ce que je retiens, c’est que ce couple-là ne communique pas très bien et que Max a trahi son amoureuse. C’est pas le champion de l’histoire mettons. Mais je rebondis là-dessus pour glisser un mot sur les clients. Avant de commencer à travailler dans le domaine, je pensais que les clients seraient tous des gros colons machos sur la brosse ou des vieux pervers. Finalement, ces clients-là existent mais ils ne sont pas la majorité. Pis comme les massothérapeutes, les ostéopathes ou les tatoueur.euse.s, après un rendez-vous désagréable avec un mauvais client, je me prends la note de ne plus prendre ce client-là. En réalité, la majorité de mes clients réguliers sont du monde tout à fait normal. Des gens neuro-divergents ou en situation de handicap, des papas récemment divorcés, des jeunes insécures, des vieux veufs, des anciens combattants, des hommes en phase terminale pis des nouveaux arrivants qui, à cause des barrières culturelles et linguistiques, ont de la difficulté à rencontrer quelqu’un·e. Des gens avec des besoins humains. Des gens qui veulent des câlins, qui ont envie de jouir et d’être validés. Le patriarcat blesse aussi les personnes socialisées hommes. Tout le monde a besoin d’être éduqué et de guérir. Je suis de celleux qui croient en la capacité des gens et des sociétés d’apprendre de leurs erreurs et de s’améliorer. Je trouve que les moyens sont multiples pour changer les mœurs et faire cesser l’exploitation et la violence envers les femmes. Mais tout comme je ne crois pas que l’interdiction de l’offre ou de l’achat de services sexuels apprenne aux hommes à respecter et à prendre soin des femmes et d’eux-mêmes, je ne crois pas que ce soit la prostitution qui empêche les femmes d’avoir les mêmes privilèges que les hommes. La misogynie est partout. Dans le prix des produits genrés féminins, dans la grossophobie, dans le racisme systémique et dans la culture du viol. Elle est à l’intérieur même de nos relations intimes et de nos mariages. Elle est dans le système de justice déficient quand vient le temps de défendre les survivantes d’abus sexuel. La violence se retrouve bien au delà du concept de la prostitution, et  je pense que le jour où la société respectera et prendra soin des prostituées comme de n’importe quelles autres femmes, nous aurons toustes gagné quelque chose.


Tu portes ton combat féministe dans ton art et moi aussi. Les féminismes et les vérités sont multiples, soit. Mais lire des propos comme ceux de Francine Pelletier, citée à la fin de ta pièce, qui suggèrent que les femmes font preuve de contradiction en choisissant « d’avoir l’air poupounes18 » ou de « choisir de rester à la maison pour élever leurs enfants19 », je trouve ça révoltant. Penser que les femmes ne peuvent pas performer une identité sexuelle ultra-féminine ou choisir de dédier leurs vies à leurs enfants, au risque de nuire à la cause féministe, ça appartient à une pensée féministe binaire et désuette. Ça met encore toute la pression sur les femmes, comme si peu importe leurs choix, la société leur en tiendra toujours rigueur. Mon combat féministe, je l’actualise sans cesse et je le mène sur tous les fronts. Dans ma vie personnelle et professionnelle. Dans la rue, dans mon lit, sur les réseaux sociaux. Mes chansons parlent de notre émancipation et j’utilise mes lieux de travail comme espace d’intervention directe. Je travaille avec mes jambes, mes aisselles et mon pubis poilu, mes cheveux rasés, et parfois, de longs ongles et de longs cils artificiels. Je me sens belle et entière. Je dis toujours ce que je pense. Je suis douce et tendre, mais je ne dépasse jamais mes limites :  je suis ferme quand vient le temps de les faire respecter. Je combats, j’éduque et je jouis. Parfois au travail et toujours dans l’intime. Je jouis. Parce que je suis femme et que je m’appartiens. Que je suis une intellectuelle rigoureuse, une artiste passionnée, une amie fidèle, une amante investie, une féministe acharnée, une sœur bienveillante et une travailleuse du sexe douée et fière. Qu’on m’accuse de contradiction, je répondrai qu’il s’agit plutôt de liberté. Cultivée et entretenue dans l’adversité.

À la lecture de ta pièce, Véronique, je me suis sentie inconfortable et amère. Je suis d’autant plus bouleversée de m’imaginer que la pièce sera présentée en septembre à La Bordée. Je ne vois pas en quoi la présentation de cette œuvre fera du bien à qui que ce soit. Mais je peux voir en quoi elle fera du mal à un grand nombre de gens. Cette pièce transpire la peur, l’impuissance, la rage et la douleur, mais ne propose pas de solutions réalistes pour améliorer le bien-être de qui que ce soit. Cette pièce est porteuse de toutes sortes de sentiments que je partage face aux injustices et aux violences vécues par les femmes, mais elle aborde de manière tellement superficielle et partiale un sujet pourtant complexe, que son impact se fait déjà ressentir négativement dans ma vie personnelle et se fera nécessairement ressentir négativement dans celle de mes amies et collègues. Même si je ne partage pas vos opinions sur l’avenir de la prostitution, je tiens à souligner tout le bien que Martine et toi faites sans doute en écoutant et en aidant les victimes de violences sexuelles à sortir des situations violentes et à se reconstruire. Je vous remercie sincèrement d’être là pour ces femmes-là, mais vous exhorte aussi à considérer l’impact que peut avoir une pièce de théâtre telle que La paix des femmes sur l’imaginaire collectif. Car si nous trois sommes initiées au sujet de la prostitution et du trafic humain, la moyenne des gens est complètement ignorante de la réalité et des enjeux du milieu. La présentation d’une oeuvre aussi alarmiste et aussi peu nuancée aura, à mon avis, des répercussions morales dommageables à la cause des TDS, des femmes en situation de prostitution, particulièrement dans la ville de Québec et ses alentours. J’adresse donc cette lettre à toi, Véronique, et à toute l’équipe de production, afin de vous demander de prendre action en ouvrant un dialogue sain et diversifié avec notre communauté de TDS et en intégrant à la présentation de votre pièce d’autres témoignages et ressources informatives variées issues de notre communauté. Ce dont nous avons réellement besoin, ce sont des conditions de travail sécuritaires, de l’écoute, de la considération, de l’inclusion, de la justice et du respect.

Je te fais parvenir cette lettre via le Comité autonome du travail du sexe (C.A.T.S), organisation auto-gérée dans laquelle je milite, afin de conserver mon anonymat. Merci de le respecter même si tu m’auras sans doute reconnue au ton très personnel de ma lettre. 

Merci de m’avoir lu.
En espérant éveiller réflexion et compassion.

Maxime Holliday
25 juillet 2022

1. La paix des femmes, page 90.

2. Ibid.

3. TDS est l’acronyme pour travailleur.eus.es du sexe

4. Comme en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Belgique depuis le 1er juin dernier.

5. Faire corps, quatrième de couverture

6. Je tiens à réitérer que je parle à partir de mes expériences et de celles de mes collègues et ami.e.s putes. Je ne discrédite en aucun cas les expériences des femmes qui vous ont parlé qui sont elles aussi bien réelles et valides.

7. La paix des femmes, page 90.

8. Le corps d’une femme cité dans La paix des femmes, page 127.

9. Le corps d’une femme cité dans La paix des femmes, page 127.

Suggestions d’écoute et de lecture par des TDS sur le TDS :

Podcast ToutEs ou pantoute. Saison 2- Épisode4 : Dominer la bête-Un épisode sur l’entreprenariat et le travail du sexe : https://open.spotify.com/episode/0IaxWuqdJ2OdcVdRLmvAOv?si=947b0dd2362d4750

Podcast On se touche. Massage érotique : perspective de solidarité: https://open.spotify.com/episode/5masAQ3PfICV9FHiLsqi1I?si=c7bbfb9ff9a3437d

Podcast Intime & Politique:  La Politique des putes (10 épisodes) : https://open.spotify.com/episode/4QfSUOuWpM2imv3FhAMcpY?si=91b27e7e419b4885

ConStellation: Spécial Coming Out, magazine de Stella

Balance ton corps: manifeste pour le droit des femmes à disposer de leur corps, Bebe Melkor Kadior

CATS attaque! Deuxième édition, fanzine du CATS: https://cats-swac-mtl.org/wp-content/uploads/2022/01/Zine-FR-.pdf

Nouvelles Intimes : https://nouvellesintimes.substack.com/

Montreal, whoreganize !

Montreal, whoreganize !

COmité autonome du travail du sexe

Bannière du contingent CATS à la manifestation du IWW le 1er mai 2022
Comme bien d’autres, la pandémie nous a beaucoup isolé.e.s en tant que travailleuse.eur.s du sexe (TDS). Les agences, les bars de danseuses et les salons de massage ont été pour la plupart fermés depuis le premier confinement; il n’existe plus aucun lieu physique qui ressemblerait à un milieu de travail. Beaucoup d’entre nous ont essayé tant bien que mal d’offrir nos services de manière virtuelle, quelques minutes de temps à autre quand nos clients peuvent prendre un break de la vie quotidienne. La plateforme Onlyfans a connu une hausse fulgurante d’abonné.e.s passant de 7,9 millions en 2019 à 85 millions un an plus tard1. Plusieurs TDS se sont recyclé.e.s dans d’autres domaines, saisissant l’occasion de faire la formation accélérée de préposé.e aux bénéficiaires ou prêtant main-forte au système de santé et des services sociaux. Certain.e.s, après une pause ou non, ont recommencé à voir des clients, faisant de leur mieux pour réduire les risques de transmission de la COVID-19, n’ayant pas d’autres alternatives. Il y en a qui ont pris des arrangements exclusifs avec des clients, mais cela se termine souvent mal. Les limites deviennent floues: ils nous prennent pour des petites amies, essaient de repousser nos limites et de s’approprier notre temps, commencent à renégocier le port du condom, etc. Comme si ce n’était pas assez de risquer sa santé pour un gagne-pain, les attaques ont fusé de toutes parts: la panique morale autour de la pornographie s’est intensifiée aux États-Unis, rendant plus difficile le travail de publiciser ses services en ligne et de percevoir des paiements par Internet2; plusieurs d’entre nous n’ont pas eu accès à la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Qui plus est, le gouvernement du Québec a prolongé le couvre-feu instauré le 9 janvier, rendant la répression toujours plus présente dans nos vies, particulièrement pour celleux dont le travail se fait dans l’espace public. Ainsi, ici comme ailleurs, aucune politique de santé publique gouvernementale ne s’est intéressée à notre sécurité et à notre santé durant la pandémie puisque nous ne sommes pas reconnues comme des travailleuses. Chose certaine, nous travaillons toujours, mais dans des conditions encore plus précarisantes qu’auparavant et de plus en plus seul.e.s. Autrement dit, le pouvoir collectif qu’il est possible d’avoir en s’organisant se retrouve sapé, au moment même où nous en avons le plus besoin. Malgré la présence de communautés en ligne, nous n’avons pas, à toute fin pratique, de lieu pour nous rassembler, discuter de nos conditions de travail et de leur amélioration. Le Comité autonome du travail du sexe (CATS) est un projet d’organisation politique autonome initié par des TDS basé.e.s à Montréal à l’automne 2019, quelques mois à peine avant que la COVID-19 nous force à nous confiner. Évidemment, tout a été chamboulé. Lors du premier confinement, nous pensions pouvoir attendre que ça passe; il nous semblait impossible de pouvoir nous mobiliser à court terme. À présent, nous voyons bien que nous n’avons plus le choix et que nous allons devoir user de créativité. Après plusieurs rencontres Zoom et un atelier dans un coin de parc, quand c’était encore possible, nous avons décidé d’écrire ce texte pour jeter les bases sur lesquelles nous souhaitons nous organiser, pour définir ce que serait un mouvement autonome de TDS.

Flyer d’invitation à la toute première rencontre du CATS (page 1 et 2)

Autonome de qui et pourquoi?

Depuis nos premiers appels à s’organiser, une question revient sans cesse: «Pourquoi créer une nouvelle organisation quand il existe déjà des organismes communautaires pour défendre nos droits ? Ces organisations qui existent depuis des années ne sont-elles pas les mieux placées pour parler au nom de nous tou.te.s ?» Établissons d’abord que la création de comités autonomes ne vise aucunement à remplacer ou à éliminer quelconque organisation ni à critiquer des individus en particulier. Toutefois, nous pensons que les discussions sur les modes d’organisation et les structures en place dans un mouvement ne peuvent être que bénéfiques à la lutte. En créant un comité autonome, nous souhaitons former un espace où la mobilisation et l’action collective sont des priorités, car nous pensons avoir beaucoup à gagner, nous et nos collègues, à nous organiser politiquement. 

Depuis leur création dans les années 90, les organisations canadiennes de TDS – comme beaucoup d’autres d’ailleurs – ont toujours oscillé entre la prestation de services et l’action collective pour obtenir des changements politiques, tant au niveau des lois que des politiques de santé publique. Les discussions sur la tension entre services et action collective sont d’ailleurs revenues dans nos discussions au CATS dans la dernière année. Le temps et l’énergie étant des ressources limitées, nous pensons que de poser cette question au début de la formation d’un groupe politique est essentiel. Ce débat était déjà présent à la fondation de la Canadian Organization for the Rights of Prostitutes (CORP) en 1983 raconte Danny Cockerline, militant gai, travailleur du sexe et membre fondateur du CORP:

À ses débuts, la CORP consacrait toute son énergie à faire du lobbying auprès des politiciens, des gouvernements, des médias, des forces policières, etc. afin d’obtenir leur soutien à la décriminalisation de la prostitution. En 1985, Peggie et Chris ont formé un groupe pour démarrer un projet d’entraide. L’idée étant que la CORP ne réussirait que si un plus grand nombre de personnes prostituées s’engageaient; or, ce n’est qu’une fois leurs besoins fondamentaux satisfaits qu’elles seraient en mesure de consacrer du temps de travail politique.3

Ce nouveau projet s’appelait Maggie’s et est encore actif à Toronto. Toutefois, l’idée de créer de nouveaux services divisait les personnes qui militaient dans la CORP selon Cockerline puisque «plusieurs craignaient de se retrouver avec un autre service social auquel les personnes prostituées s’adresseraient pour obtenir de l’aide plutôt que de se joindre à nous pour créer un mouvement de défense de nos droits»4. Depuis, la CORP a cessé ses activités et Maggie’s continue d’offrir ses services. Mais on constate que l’idée initiale de servir de lieu de formation aux TDS afin qu’iels se mobilisent est de moins en moins présente dans les organisations de TDS. Sarah Beer, chercheuse sur les droits des TDS au Canada est d’ailleurs critique face à ce modèle:

 Le financement formalise les structures organisationnelles, mais tend aussi à bureaucratiser la mobilisation. Les services de outreach [les pratiques de recrutement de l’organisme] peuvent être restreints à certains critères (ex: un financement peut être donné seulement pour faire du outreach dans la rue et pas des les lieux intérieurs). […] En conséquence, les TDS doivent s’organiser sur plusieurs fronts.5

À l’instar de Sarah Beer, nous pensons que si les revendications et les moyens de pression sont relayés au second plan dans les organismes qui nous défendent, c’est entre autres dû aux exigences de ces structures, à commencer par celles de leurs bailleurs de fonds, et de la bureaucratie qui en découle: les rapports d’activité et la reddition de comptes, les demandes de financement, les plans d’action, la gestion de personnel et toute la paperasse administrative qui vient avec. Bref, il n’est pas étonnant qu’il ne reste plus tellement de temps pour mobiliser celleux qui ne le sont pas déjà!

Les premiers financements d’organismes de TDS ont été accordés dans le cadre de la lutte contre le VIH.6 Bien sûr, on peut être empathique au fait qu’à une époque, les TDS, comme les populations LGBTQIA+ et les utilisateur.rice.s de drogues, ont voulu créer leur propre service de santé afin de lutter contre une épidémie qui décimait leurs communautés, devant l’indifférence des gouvernements. Toutefois, comme Sarah Schulman, activiste d’Act-Up et écrivaine, le fait remarquer, ces organisations sont souvent réappropriées par les gouvernements pour sous-traiter à moindre coût un travail qui leur revient: 

La différence entre prestation de services et activisme est devenue floue. Les personnes pauvres sont fortement dépendantes des organisations étatiques, qui génèrent une surveillance accrue[…]. La vie m’avait prouvé que les activistes obtenaient des changements politiques, puis que la bureaucratie les mettait en œuvre. À une époque comme la nôtre, dépourvue de réel activisme, il ne restait plus que la bureaucratie.7

La bureaucratie des organisations communautaires fait qu’il est difficile d’avoir des espaces larges pour discuter des solutions à apporter et se mobiliser pour défendre nos droits. C’est pourquoi nous pensons qu’il est temps de s’organiser sur des bases autonomes. 

Encore faut-il définir les bases d’une telle organisation. C’est ce que nous tenterons de faire ici. Bien sûr, il s’agit d’un travail en construction et ces principes sont toujours à réactualiser. Ajoutons aussi que les militantes du CATS ont des points de vue et des expériences de travail qui varient. Ces principes nous servent donc de base commune d’abord au plan théorique et ensuite, au plan organisationnel.

Flyer d’invitation à la toute première rencontre du CATS (page 3 et 4)

Principes théoriques:

 

    1. La reconnaissance du travail du sexe comme un travail et la nécessité de le décriminaliser pour obtenir les mêmes droits du travail que les autres travailleuse.eur.s;

Nous pensons que le travail du sexe est un travail et que les TDS sont des travailleuse.eur.s. Plus encore, nous pensons que le travail du sexe appartient à une catégorie de travail spécifique, sous-valorisé: le travail reproductif.

Théorisé par les féministes du mouvement du salaire au travail ménager (Wages for Housework), on définit le travail reproductif comme étant l’ensemble du travail nécessaire à l’entretien et au renouvellement de la force de travail: tâches domestiques, soins aux enfants et aux aîné.e.s, réponse aux besoins émotionnels, physiques et sexuels de la personne salariée. Ce travail a traditionnellement été pris en charge par les femmes au sein de la famille hétérosexuelle pour que les hommes puissent être frais et disposés à aller travailler. En l’occurrence, si ces formes de travail se sont complexifiées avec l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié, elles n’ont pas disparu et sont de plus en plus prises en charge par des femmes racisées, suivant la division internationale du travail, sur laquelle nous reviendrons plus tard.

Dans les années 1970, les militantes pour un salaire au travail ménager ont souligné l’apport de ce travail, largement féminisé, au capitalisme et ont mis de l’avant l’importance de se percevoir comme travailleuses pour lutter contre celui-ci. Comment pourrait-on se mettre en grève et refuser ce travail si on ne peut pas le nommer comme tel? D’ailleurs, il existait déjà à l’époque des liens entre les TDS et les ménagères en lutte pour un salaire8. En 1977, Margo St James, TDS et fondatrice du groupe Call Off Your Old Tired Ethics (COYOTE), fût invitée par la branche torontoise de Wages for Housework à un forum sur la décriminalisation du travail du sexe. Lors du discours d’ouverture, le collectif affirmait: « En tant que femmes, notre pauvreté ne nous laisse pas beaucoup le choix. Les putains le font pour l’argent en espèce, et les autres femmes, un toit au-dessus de la tête ou une sortie9

Toutefois, en plus d’être dévalorisé, le travail du sexe est également criminalisé. Cette criminalisation est un excellent moyen pour ceux qui s’approprient notre travail d’en contrôler les conditions, que ce soit un patron en chair et en os ou une plateforme en ligne. En effet, il est impossible pour nous d’avoir accès aux protections minimales normalement garanties aux travailleur.euse.s. Ces conditions sont la source de soucis quotidiens, allant des difficultés à être payé.e.s à l’impossibilité de dénoncer la violence des clients et des employeurs par des mécanismes légaux. Bien sûr, nous savons que le fait que notre travail soit légal ne peut, à lui seul, nous garantir des conditions de travail décentes, comme c’est le cas pour les secteurs légaux de l’industrie du sexe tels que la pornographie ou les bars de danseuses. La poursuite de la décriminalisation du travail du sexe n’est donc pas une fin en soi, mais plutôt une première étape pour se munir de moyens afin d’ obtenir de meilleures conditions de travail. Nous pensons qu’en nous organisant dès maintenant en comités autonomes pour la décriminalisation, ces comités pourront servir de base à l’organisation de nos milieux de travail.

2. La reconnaissance que le travail du sexe prend place dans un système capitaliste, néo-colonial et cishétéro-patriarcal; la reconnaissance que les femmes, les personnes racisées, les personnes trans/queer/non-conformes dans le genre, les personnes migrantes et celles en situation de handicap sont surreprésentées dans le travail du sexe, en raison notamment des barrières à l’emploi et à de bons emplois dans le système capitaliste;

Le contexte dans lequel prend place le travail du sexe est souvent ignoré par celleux qui s’indignent que des femmes soient forcées de «vendre leur corps». Nous partons plutôt du principe que tou.te.s les travailleur.euse.s vendent leur corps10 – cela nous semble être un point de départ plus intéressant dans la lutte pour de meilleures conditions de travail et de vie. En d’autres mots, partir du point de vue comme quoi le travail devrait être émancipateur et exempt d’exploitation nous semble être un piège à éviter.

L’industrie du sexe, comme bien d’autres, est remplie d’exploitation, de violences sexistes et racistes. Toutefois, peu d’entre nous sommes en position de refuser ce travail individuellement, car la réalité est que nous devons mettre du pain sur la table et payer nos loyers. La plupart d’entre nous sont TDS parce que c’est la meilleure ou la moins pire des options qui s’offrent à nous dans le contexte.

On le voit pendant la pandémie. Au Canada, les statistiques démontrent que les pertes d’emploi ont touché plus durement les femmes que les hommes11. Aux États-Unis, des rapports démontrent que les femmes racisées ont 1,5% plus de chances de perdre leur emploi à cause de la COVID que les hommes blancs de plus de 20 ans12. Au Canada, les personnes racisées et autochtones ont toujours un taux de chômage plus élevé que les personnes blanches, particulièrement les femmes autochtones13. C’est aussi vrai si vous êtes discriminé.e.s en emploi, que ce soit parce que vous êtes une personne racisée, trans ou handicapée. Le marché de l’emploi est stratifié par la classe, la race et le genre et ce n’est pas un hasard si ces personnes se trouvent surreprésentées dans le travail du sexe.

Dans ce contexte, quelles options s’offrent aux TDS qui souhaitent quitter l’industrie? Se retrouver derrière la caisse d’une épicerie ou dans un CHSLD à donner des soins? Non seulement ces options ne réduisent pas les risques d’être exposé.e.s au virus, mais en plus, la probable diminution de revenus fera en sorte qu’il faudra donc travailler davantage, tout en perdant de la flexibilité. Cette flexibilité est désirée et même vitale pour plusieurs, notamment, les mères monoparentales, les personnes aux études ou encore celles ayant un handicap ou une maladie chronique, par exemple. De plus, ces alternatives, souvent précaires et mal rémunérées, ne sont pas exemptes d’exploitation et de violences.

Nous vivons également dans un contexte où il existe une division internationale du travail. La définition conventionnelle de la division internationale du travail se rapporte au déplacement de la production industrielle des pays du Nord vers les pays du Sud, où les salaires et protections des travailleuses et des travailleurs sont moindres. Plusieurs féministes ont cependant démontré l’importance du travail exporté des pays du Sud vers les pays du Nord, notamment celui du travail de reproduction des femmes14. On le voit par l’importante proportion de travail dit essentiel qui est pris en charge par les femmes immigrantes, notamment dans les hôpitaux, les garderies et les CHSLD. Ces emplois se font souvent par le biais d’agences de placement, permettant de dérégulariser le travail et, pour les employeurs, d’offrir des conditions de travail médiocres. Ce sont également des emplois généralement temporaires associés à un statut d’immigration précaire qui mettent les personnes qui y travaillent à risque de déportation, comme cela a été souligné par les mouvements des travailleuse.eur.s migrant.e.s durant la pandémie15.

Des logiques similaires s’opèrent dans l’industrie du sexe, notamment dans les bars de danseuses où les travailleuses sont souvent considérées comme des travailleuses indépendantes plutôt que des salariées. Toutefois, on tient souvent pour acquis que les femmes qui migrent et qui travaillent dans l’industrie du sexe sont victimes de trafic sexuel. Ce discours ne tient pas compte du rôle que jouent les frontières et les politiques migratoires dans ce processus. En effet, beaucoup sont contraint.e.s d’accepter des conditions de travail terribles à cause d’un statut migratoire précaire, et ce dans toutes les industries, pas seulement celle du sexe comme le laissent entendre certaines organisations anti-prostitution.

Photos de Betty Bogaert lors du rassemblement du 3 mars 2022 organisé par le CATS.

Principes d’organisations:

    1. L’auto-représentation des travailleuse.eur.s du sexe et leur droit de parler chacun.e de leur réalité et l’auto-organisation non-hiérarchique qui permet  la mise en oeuvre de réponses et d’actions directes

Le principe du «par et pour» a façonné les façons de faire des mouvements de TDS. Dès ses débuts, on remarque la volonté de placer les travailleur.euse.s au centre des luttes pour se détacher des intérêts de celleux qui veulent soi-disant les sauver. Toutefois, cela ne signifie pas que chaque TDS peut parler au nom de ses collègues et qu’aucun rapport de pouvoir ne traverse nos espaces de travail et d’organisation. Les rapports de race, de classe et de genre y sont aussi présents, et le fait d’avoir une seule porte-parole, d’autant plus qu’elle soit salariée, ne fait que cristalliser ces rapports de pouvoir. 

Bien sûr, c’est un enjeu pour plusieurs de prendre la parole quand on fait face à la criminalisation et à la stigmatisation. Mais nous pensons qu’il existe des façons de contourner ces obstacles avec un peu de créativité. S’organiser en comités ouverts, avec une structure souple, permettra déjà de discuter des revendications à mettre de l’avant en fonction du contexte et de pouvoir rapidement se réorienter. En temps de pandémie où le contexte change rapidement, cette formule permettra aux personnes qui s’impliquent de mettre de l’avant les revendications qui feraient vraiment une différence dans leur vie.

Nous souhaitons créer un espace ouvert à tou.te.s les TDS en accord avec les principes de base du CATS, où on peut autant discuter des façons de s’organiser, des revendications, que des actions à mener pour obtenir des gains, sans lourdeur bureaucratique. Nous souhaitons aussi que ce soit un espace où les personnes qui s’impliquent aient un plus grand contrôle sur la lutte.

Mais tous ces principes ne seront que vœux pieux si on n’y attache pas des pratiques concrètes. C’est pourquoi la rotation des tâches à l’intérieur du groupe nous semble un élément essentiel à la fois pour éviter qu’un pouvoir informel ne se crée en attribuant à une seule personne la réalisation des tâches les plus sexy que pour éviter que les mêmes personnes ne se retrouvent à faire les tâches moins valorisées, mais essentielles. Bien qu’il serait plus facile de tout déléguer à une personne compétente, nous pensons qu’à long terme, nous avons beaucoup plus avantage à nous prendre en charge, à apprendre à tout faire ensemble, sans rendre personne indispensable.

2. La mobilisation de nos collègues dans nos milieux de travail est la base de l’organisation vers de meilleures conditions

Dans presque tous les secteurs de l’industrie du sexe, on entend souvent qu’il est bien mieux de travailler à son compte et que c’est un signe d’empowerment d’être son propre patron. La pandémie a exacerbé la tendance actuelle à démanteler nos milieux de travail, et ce, au désavantage des travailleuse.eur.s les plus précaires. Loin d’améliorer les conditions de tou.te.s, l’indépendance dans le travail nous précarise et surtout, nous éloigne de nos collègues. Qui plus est, nous sommes dépendant.e.s de plateformes qui nous mettent en compétition les un.e.s contre les autres et qui prennent une partie de notre salaire.

Cette tendance n’est pas seulement présente dans l’industrie du sexe et on peut parler en quelque sorte d’une uberisation du travail du sexe. L’année dernière, des strip-teaseuses de Londres ont célébré la victoire légale qui leur reconnaissait le statut d’employées de leur club16, à l’instar des livreur.se.s français.e.s de Deliveroo qui avaient réussi à faire condamner l’entreprise pour «travail dissimulé»17 et des chauffeur.se.s d’Uber qui ont obtenu le droit de se syndiquer18.

Il est donc parfois difficile de savoir quel est notre milieu de travail et qui sont nos collègues, d’autant plus que plusieurs travaillent sur différentes plateformes. C’est pourquoi nous pensons qu’avoir un comité large accueillant tou.te.s les TDS et qui ne nous divise pas en fonction du type de travail que nous exerçons est plus judicieux. Cette façon de faire permet de contrer cette tendance à la uberisation qui nous isole. De plus, cela nous empêche de tomber dans le piège de la whorearchy, terme qui désigne la hiérarchisation entre les différentes formes du travail du sexe. Cette hiérarchisation est construite en fonction de la proximité au client. Celleux qui travaillent uniquement sur Internet sont donc moins stigmatisé.e.s et criminalisé.e.s et celleux qui performent des services complets le sont plus. 

3. L’autonomie vis-à-vis des institutions gouvernementales et autres bailleurs de fonds institutionnels

Nous l’avons dit plus haut, le financement nous semble être un des éléments qui apporte une grande lourdeur bureaucratique aux organisations communautaires. Ce financement nous éloigne également des activités auxquelles nous souhaitons nous consacrer, c’est-à-dire mobiliser nos collègues et mener des actions pour améliorer nos conditions de travail. Ce financement nous semble aussi contraire au principe du «par et pour» puisqu’il donne à l’État et aux fondations privées une grande latitude pour contrôler nos activités.

En ce sens, nous pensons que se détacher de ces bailleurs de fonds est essentiel à l’atteinte de nos objectifs et que nous ne devrions pas sacrifier notre autonomie pour obtenir des fonds. Nous pensons que la recherche d’argent devrait se limiter à la réalisation des projets et des actions visant à poursuivre nos objectifs politiques.

La crise: une occasion de réinventer la lutte!

La crise actuelle est inévitablement un moment de restructuration. La pandémie nous isole et nous précarise, mais elle est peut-être aussi le moment de réinventer notre mouvement et de s’organiser, comme ce fût le cas avec l’épidémie du VIH. Malgré toutes les difficultés au niveau de la mobilisation, c’est l’occasion d’user de créativité et de repenser nos stratégies.

Photo prise par Lizo Ginestet lors du rassemblement du 1er mai 2021 organisé par le CATS
C’est d’ailleurs ce contexte qui a fait émerger de multiples grèves de strip-teaseuses à Portland et à Chicago pour revendiquer la fin des discriminations raciales envers les personnes noires dans leur club à l’été 202019. Selon Cat Hollis, organisatrice de la grève, c’est la fermeture des clubs à cause de la COVID-19 qui a permis à la grève de s’organiser lors de la réouverture des établissements à la fin de la première vague20. Nous souhaitons, nous aussi, canaliser toute la colère et le désespoir que nous inspire la situation actuelle dans la création d’un mouvement de TDS fort afin de faire des gains politiques qui auront des impacts sur nos vies. La pandémie exacerbe certes les inégalités, mais nous souhaitons également en faire un moment de solidarité et de luttes pour de meilleures conditions de travail et de vie.  On dit que seule la lutte paie, et nous pensons que ce n’est pas seulement des poches de nos clients que doit venir cette paie, mais également de celles de l’État duquel nous devons extraire les protections sociales qui nous sont dues en temps de crise, et plus encore, la reconnaissance du statut de travailleuse.eur.s!

1. Axel Tardieu. (2020). Elles posent nues sur Internet pour payer leurs études, ICI Alberta, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1762202/etudiants-onlyfans-internet-pornographie-chomage?fbclid=IwAR1rDnzlEP5kVJ8s57jkyzS2XGsIutnbBi2xQXOWR21o4nTi2kBHwxgFOV4

2. SESTA (Stop Enabling Sex Traffickers Act) et FOSTA (Fight Online Sex Trafficking Act) sont deux projets de loi adoptés aux États-Unis en février et mars 2018, dont l’objectif est, soi-disant, de lutter contre le trafic sexuel. En vertu de ces deux lois, les plateformes web, comme Facebook, Twitter, Tumblr, Craigslist, Backpage peuvent désormais être accusées de trafic sexuel pour le contenu publié. Ainsi, du jour au lendemain, des centaines de TDS ont vu leur revenu et leur sécurité menacés par la fermeture d’espaces web. Plusieurs TDS dénoncent également que des plateformes comme paypal ou même leur banque ferment leur compte sans avertissement quand elles découvrent leurs activités. Pour en savoir plus: Jesse and PJ Sage. (2020). Episode 78: Porn Performers Talk Pornhub and Payment Processing, https://peepshowpodcast.com/episode-78-porn-performers-talk-pornhub-and-payment-processing En décembre 2020, suite à un article sensationnaliste paru dans le New York Times exposant la présence de vidéos de mineurs et d’actes non-consentants sur Pornhub, Visa et Mastercard ont cessé de prendre en charge les paiements sur cette plateforme. Plusieurs TDS ont dénoncé le fait que cette mesure n’affectera pas le géant du divertissement pour adultes, basant ses revenus exclusivement sur la publicité, mais affectera directement le revenus de celleux qui vendent leur contenu sur cette plateforme. Les liens entre la campagne anti-Pornhub et la droite religieuse américaine ont aussi été vivement dénoncés par la journaliste et ex-TDS, Mélissa Gira Grant. Pour en savoir plus: Melissa Gira Grant. (2020). Nick Kristoff and the Holy War on Pornhub, https://newrepublic.com/article/160488/nick-kristof-holy-war-pornhub

3. Danny Cockerline, «Whores History: A Decade of Prostitutes Fighting for their Rights in Toronto», Maggie’s Zine, n 1, hiver 1993-1994, Toronto, Maggie’s: The Toronto Prostitutes’ Community Service Project, p. 22-23. Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont, dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Les Éditions du remue-ménage.

4. Idem

5. Sarah Beer. (2018). «Action, advocacy and allies: Building a movement for sex workers right», Red light labor: sex work regulation, agency and resistance. p.332 Traduction libre de: Funding formalizes organizational structures but tends to bureaucratize mobilization. The outreach services that are provided can be restricted based on funding criteria (e.g., funding might give money only to do street-based, not indoor, outreach). […] As a consequence, sex workers need to organize on multiple fronts

6. À Montréal, l’organisme Stella est né d’un comité consultation du Centre d’étude sur le SIDA sur lequel siègeait entre autres le Projet d’intervention auprès des mineurs prostitués (PIAMP) et l’Association Québecoise des travailleuses et travailleurs du sexe (AQTS). Le projet se voulait l’organisation sœur de Maggie’s, qui avait reçu son premier financement quelques années plus tôt de la Direction de la santé publique de la ville de Toronto. Claire Thiboutot. (1994). Allocution: appui au projet Stella, Montréal, Association québecoise des travailleuses et travailleurs du sexe (AQTS) et Danny Cockerline, «Whores History: A Decade of Prostitutes Fighting for their Rights in Toronto», Maggie’s Zine, n 1, hiver 1993-1994, Toronto, Maggie’s: The Toronto Prostitutes’ Community Service Project, p. 22-23. Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Les Éditions du remue-ménage, p. 48 à 52.

7. Sarah Schulman. (2018). La gentrification des esprits: témoignage d’un imaginaire perdu. p. 16

8. Voir Wages for Housework. (1977). «Housewives & Hookers Come Together», Wages for Housework Campaign Bulletin, vol. 1, no 4, Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont dans dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Éditions du remue-ménage.

9. Idem

10. La question de la «vente du corps» fait débat même au sein du mouvement des TDS. D’un côté, il est défendu qu’on ne vend pas vraiment son corps, mais plutôt un service ou sa force de travail. Le Girlfriend Experience en est un exemple. De l’autre côté, on argumente que la vente du corps est présente dans tous les domaines, que ce soit la construction, le sport professionnel ou même le travail de bureau, et que tous ces travaux usent le corps d’une façon ou d’une autre. Cette perspective permet aussi de comprendre comment la performance de genre est attendue dans certaines industries, comme l’industrie du sexe, de la restauration ou de la mode par exemple. Qu’on parte d’un point de vue ou de l’autre, le travail du sexe n’est pas fondamentalement différent à cet égard.

11. Radio-Canada. (2020). 3 millions d’emplois perdus au Canada depuis le début de la pandémie, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1701093/coronavirus-chomage-avril-canada-perte-emplois

12. Catalyst, Workplace that Work for Women. (2020). The Detrimental Impact of COVID-19 on Gender and Racial equality: Quick Take, https://www.catalyst.org/research/covid-effect-gender-racial-equality/

13. Idem

14. Sarah Farris. (2017). «Les fondements politico-économiques du fémonationalisme» dans Pour un féminisme de la totalité, Éditions Amsterdam, Période, p.189-210

15. Dan Spector. (2021). Quebec Curfew making life even harder for undocumented workers doing essential jobs: Protesters https://globalnews.ca/news/7610014/quebec-curfew-making-life-even-harder-for-undocumented-workers-doing-essential-jobs-protesters/?fbclid=IwAR11NG9HO7itDYjSqwIUi-bClk2gY750KR4gcRPqVHZfGoMVmOql2B6eZS8

16. Strippers union United Voices of the World, Decrim Now. (2020). Strippers Union United Voices Of the World (UVW) Wins Landmark Legal Victory Proving Strippers Are ‘Workers’, Not Independent Contractors, https://www.uvwunion.org.uk/en/news/2020/03/press-release-strippers-union-united-voices-of-the-world-uvw-celebrates-employment-tribunal-win/

17. Catherine Abou Al Kair. (2020). Livraisons : La condamnation de Deliveroo pour travail dissimulé peut-elle faire tache d’huile ? https://www.20minutes.fr/economie/2717155-20200218-livraisons-condamnation-deliveroo-travail-dissimule-peut-faire-tache-huile

18. CBC News. (2019). 300 GTA Uber Black drivers unionize as city mulls regulatory overhaul, https://www.cbc.ca/news/canada/toronto/uber-drivers-union-ufcw-toronto-1.5190766

19. Pour en savoir plus: Haymarket Pole Collective. (2020). Press coverage, https://www.haymarketpole.com/press

20. Tess Riski (2020). A Labor Movement Demands Better Treatment for Portland’s Black Strippers https://www.wweek.com/news/2020/06/16/a-labor-movement-demands-better-treatment-for-portlands-black-strippers/

La face cachée du miroir – Partie 2

La face cachée du miroir – Partie 2

Kiko - Conversations avec Céleste

Photos par Orion
Direction artistique par Orion et Céleste

Céleste: Quels pronoms utilises-tu?

Kiko: Honnêtement, j’y réfléchis. Parce que j’ai l’impression que quand on dit elle/iel, les gens finissent souvent seulement par utiliser elle. Je suis non-binaire, mais appelle-moi comme tu veux. Je préfère iel.

Céleste: Alors, c’est quoi ton travail? Et bien dans ce cas, quels sont tes emplois? 

Kiko: Je travaille pour mon université, mais je vais quitter cet emploi bientôt. Je suis danseuse nue dans un bar. Je vais commencer un stage avec un centre d’artistes en janvier, j’ai tellement hâte. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu et puis finalement ça arrive. Et aussi, la résidence au musée des Beaux-Arts. J’ai le sentiment que finalement tous les efforts que j’ai mis dans ma carrière résultent en des choses concrètes.

Céleste: Je suis vraiment contente pour toi! Question suivante.

Kiko: Ah oui, attends je n’ai pas fini! Je suis aussi musicienne, je fais des contrats ou des petites vidéos, des projets audiovisuels. Je fais également des spectacles de temps en temps. 

Céleste: Voilà, c’est ça qui manquait! Je sentais qu’on oubliait une grande partie. C’est quoi ton parcours scolaire? 


Kiko: J’ai émigré ici quand j’avais 10 ans. Après, j’ai appris le français en classe d’accueil. Puis après cela, je suis allée dans une école secondaire privée de filles et c’était très strict. J’ai continué au cégep dans une école privée, donc j’ai pas mal toujours été dans des écoles privées. Même en Chine, à l’école primaire, j’allais dans une école privée et là-bas, le système d’éducation est vraiment brisé. Même dans une école privée qui était supposée être avant-gardiste et éthique, mais ils punissaient physiquement quand même les élèves qui ne faisaient pas leurs devoirs; ce qui est vraiment illégal ici. Quand j’étais au cégep, j’étais en art, lettres et communication et en musique jazz. Maintenant, je suis à l’université en musique numérique (électro acoustique). J’étudie aussi le cinéma, mais je ne crois pas que je vais continuer, je veux me concentrer sur la musique. Veux-tu du thé?

Céleste: Oui, bien sûr.

Céleste: Quels sont tes passe-temps?

Kiko: J’aime beaucoup passer du temps avec mes ami.e.s, regarder des films, écouter de la musique, bien sûr, aller fripper. J’ai tellement de passe-temps, mais honnêtement ces temps-ci avec le travail, il y a moins de temps dédié à mes passe-temps. Aussi, j’aime beaucoup passer du temps seule, avec moi-même, ça fait différent qu’au travail. 

Céleste: C’est quoi tes passions?

Kiko: la musique et l’art, l’art du son, les arts visuels, tous types d’arts!

Céleste: Qu’est-ce que la décriminalisation du travail du sexe changerait dans ta vie? 

Kiko: Honnêtement, je crois que ça changerait beaucoup de vies. J’y pensais ces temps-ci justement et pourquoi les gérants des bars de danseuses sont autant merdiques? Puisqu’il n’y a pas de règles, ce n’est pas vraiment réglementé, les gens qui font les règles et bien, c’est les gérants des bars. Généralement, ce ne sont pas les personnes les plus empathiques, et les règles changent souvent. C’est un environnement dans lequel ça devient difficile de travailler, parce qu’on n’a pas de protection ou de sécurité face à notre emploi. Toi tu en penses quoi? 

Céleste: Je suis d’accord avec toi et la décriminalisation en général du travail du sexe rendrait le travail plus sécuritaire et on pourrait avoir moins peur de la police, des proxénètes, des clients, des gérants, des grosses entreprises, etc. Idéalement, on aurait accès à plus de ressources pour nous permettre de faire notre travail sans trop de dangers. Est-ce qu’il y a un message que tu aimerais dire aux gens qui ne sont pas dans l’industrie du sexe?

Kiko: Je suis certaine que ce n’est pas la même chose pour toutes les sortes de travail du sexe, mais concernant la danse, souvent les gens pensent que c’est de l’argent facile, et les gens qui ne font pas ce genre de travail vont s’attendre, selon mon expérience, à ce qu’on paye pour leur repas, par exemple. Je suis vraiment généreuse dans la vie et j’aime partager avec mes amis, mais ce n’est pas de l’argent facile; tout à un prix. Et si je veux me gâter, ça me regarde, mais ils n’ont aucun droit sur mon argent. De plus en plus, je trouve des amies qui sont danseuses et/ou travailleuses du sexe et je me sens mieux comprise. Je crois que le monde extérieur devrait en apprendre plus sur comment ça fonctionne. Il y a tellement de stigmas par rapport à ce genre de travail, que je ne dis pas à tout le monde où je travaille, mais c’est littéralement un travail.

Céleste: Dernière question, pourquoi étais-tu intéressée à faire ce photoshoot?

Kiko: Moi ça m’intéresse parce que j’ai l’impression qu’il n’y a pas énormément de gens qui sont informés par rapport à ce monde là et je crois que c’est important de le démystifier pour avoir un peu plus d’empathie de la part des gens qui n’y sont pas vraiment familier. Aussi, je pense que mes réflections peuvent aider, ou pas, et amener des connexions avec des gens qui sont dans l’industrie. 

Céleste: Merci Kiko!!

La face cachée du miroir – Partie 1

La face cachée du miroir – Partie 1

Rose Epiphany Glitch - Conversations avec Céleste

Photos par Orion
Direction artistique par Céleste et Orion

Avec amour

leste: Comment veux-tu qu’on réfère à toi? Quel(s) pronom(s) veux-tu qu’on utilise? 

Rose: Elle. Mais f*ck le genre, mais elle. 

Céleste: Honnêtement, moi aussi. Maintenant, c’est quoi déjà les jobs que tu fais?

Rose: Je suis une travailleuse du sexe dans plusieurs domaines; je fais beaucoup de travail du sexe. Je suis actrice porno, modèle, danseuse nue et je fais de la cam. 

Céleste: Mis à part ça, as-tu déjà été à l’école ou es-tu à l’école présentement?

Rose: J’ai arrêté le cégep parce que je n’aimais pas ça. Je faisais du théâtre et de l’art visuel. 

Céleste: Pourquoi as-tu arrêté l’école?

Rose: J’avais plus de choses à apprendre en dehors de l’école. 

Céleste: Au final, est-ce que c’est le système que tu n’aimais pas? Que ça soit autant réglementé et géré de cette manière précise? 

Rose: Je n’aimais pas que le système scolaire essaye de me façonner en quelque chose et qu’il n’y ait pas trop de liberté. 

Céleste: Sinon, c’est quoi tes passe-temps?

Rose: J’aime écrire aussi, j’écris beaucoup. J’aime avoir des relations sexuelles. J’aimais la lecture avant, peut-être que je vais recommencer. J’aime le maquillage, comme j’ai fait pendant le photoshoot; c’est une forme d’art visuel, tu sais. Et j’aime la mode aussi. 

Céleste: Oui, le maquillage c’est tout une façon de t’exprimer. 

Rose: Et la danse. La danse sexy. 

Céleste: Est-ce que c’est une façon d’exprimer ta sexualité quand tu danses?

Rose: Oui, j’exprime mon pouvoir et le sexe à travers la danse.

Céleste: Qu’est-ce que tu penses que la décriminalisation du travail du sexe changerait dans ta vie?

Rose: Les gens pourraient me dire moins de merde. Et puis, je sais que ça serait juste mieux pour nous tous. Je sais que si nous tous on était mieux et moins en danger, ça accentuerait nos vibrations et le monde serait un meilleur endroit. Et c’est tout. 

Céleste: C’était vraiment bien dit, je suis d’accord. Est-ce qu’il y aurait des choses que tu aimerais dire ou ne pas dire aux gens qui ne sont pas dans l’industrie du sexe? Ou un message, un petit quelque chose. 

Rose: Tout le monde est une pute. Alors c’est ça qui est ça.

Céleste: Au final, dernière question que j’ai, pourquoi faire ce photoshoot ça t’intéressait?

Rose: J’aime les photoshoots. 

Céleste: C’est vrai, tantôt tu disais que tu voulais t’investir plus dans la photographie en général. 

Rose: J’aime ça la créativité et je trouvais que c’était bien de me promouvoir en quelque sorte en faisant des projets. Je dois créer des connections pour ma carrière et je suis quand même assez introvertie, donc j’essaye de participer à des trucs sans que je sois trop submergée par des stimulis. Et ça, ça semblait être quelque chose de relax, alors ça me tentait. Et c’était quelque chose de détendu!

Céleste: Oui, moi aussi j’ai trouvé ça le fun et on voulait que ça soit détendu pour que la personne puisse nous montrer qui elle est. J’ai trop aimé!

Rose: Oui, merci à vous!

Formes courtes

Formes courtes

Maxime

Photo Youssef Baati

TENIR MON BOUTTE 

Je suis obsédée par l’idée de la prostitution.
La tête pleine de ce monde pendant toute la semaine.
J’ai hâte, tellement hâte, de percer l’abcès, de briser le tabou.
D’êtres de celleux qui «offrent des services sexuels en échange d’argent».
Avoir, enfin, de l’argent. Un horaire souple.
Un espace d’intervention féministe ?
Cultiver ma compassion, ma bienveillance, ma tendresse.
Entretenir ma fierté, ma solidarité.
Tenir mon boutte.
Jusqu’au boutte.

Collage par Maxime
Collage par Maxime

TIGRE

Dans les chambres noires
D’où sortent toutes les critiques
Les « pas assez » et les « trop-ci-trop-ça »
Cachée dans la brassière d’une fille sur la poudre
La tigresse qui rugit
Celle-là même qui cause tes insomnies
La tigresse du doute
Qui me grignotte les os
M’empêche la croissance
Moi, je nous souhaite l’inverse d’un tigre.

TRAVAILLEUSE DU SEXE


Au fond de moi, j’ai pas de doute
Que c’est le fait d’être féministe qui m’a mené vers le travail du sexe.
Que je suis une travailleuse du sexe qui consent à ce qu’elle fait.
Que ce qui est le plus difficile de mon métier n’est même pas relatif au travail en soi :
Le stigma, la honte, le mépris & le rejet. L’ignorance & le jugement
De ma propre mère.
Les gens ne comprennent pas, ou refusent tout simplement de croire
Que le sexe des femmes n’est pas faible.
Que le sexe des femmes appartient aux femmes.
J’utilise mon sexe comme bon me semble
Avec des hommes qui bénéficient des services que je choisis d’offrir
Quand je le veux et comment je le veux.
Je suis une travailleuse du sexe
Féministe, intègre & fière. 

Collage par Maxime